Dr. Guy Spielmann @ Georgetown University (USA)
 
  France: le phénomène des banlieues

© 2019 Guy Spielmann

Un film écrit et réalisé par Matthieu Kassovitz
France, Lazennec/StudioCanal, 1995

avec Vincent Cassel (Vinz), Hubert Kounde (Hub), Saïd Taghmaoui (Saïd).

Un film événement

     La Haine est le premier film à traiter spécifiquement de la question des banlieues et de la vie des jeunes qui y vivent, avec un réalisme cru, souvent violent, qui pourtant n'exclut pas une démarche poétique. Le jeune réalisateur a lui-même été surpris de l'immense succès de son œuvre, qui a réussi à mettre de son côté à la fois la critique, le grand public, et surtout les jeunes de banlieue, qui s'y sont reconnus (bien que Kassovitz n'ait jamais habité dans une cité). Deux fois nominé au festival de Cannes, La Haine vaut à Kassovitz la palme du meilleur réalisateur en 1995, puis, l'année suivante, triomphe aux Césars (huit nominations, trois victoires, dont le trophée du meilleur film).


L'histoire

     Le film s'ouvre sur un extrait de documentaire montrant une scène d'émeute aux accents de «Burnin' and Lootin'» (on brûle et on pille) de Bob Marley.
     A la suite d'une bavure lors d'une garde à vue, les policiers ont gravement blessé Abdel, un jeune beur. Les habitants de sa cité de la banlieue parisienne manifestent violemment et s'attaquent aux forces de l'ordre; dans la confusion, un policier perd son arme.
     Trois amis de cette même cité, Vinz, Hub et Saïd, commencent une journée ordinaire, où ils n'ont rien de précis à faire. Mais Vinz «a la haine»: C'est lui qui a trouvé le revolver que le policier a perdu, et il jure qu' il tuera un policier si Abdel meurt, tandis que ses amis essaient de l'en dissuader.
     Les trois jeunes se rendent alors en ville car Saïd doit récupérer de l'argent chez un dealer, Astérix. Là ils se trouvent confrontés à un monde très différent du leur, où ils se sentent étrangers et malvenus. Ils se trouvent inopinément «enfermés» dans Paris pour la nuit après avoir raté le dernier métro, puis, au matin, leur errance se termine par une nouvelle confrontation avec la police...




Saïd Taghmaoui : Saïd, le beur (à gauche)
Hubert Kounde : «Cousin Hub», le black (au centre)
Vincent Cassel : Vinz, le blanc (à droite)



La Haine n'est pas un «film musical», mais la musique y joue un rôle important, car la plupart des morceaux sont interprétés par les groupes et les chanteurs de rap les plus en vue à l'époque, comme IAM, Ministère Amer ou MC Solaar. Acclimaté en France à la fin des années 80, le rap est rapidement devenu le principal vecteur de l'expression d'une culture «jeune» qui aborde aussi les problèmes de société comme l'exclusion et le racisme.

Vinz imite Robert de Niro incarnant Travis Bickle dans Taxi Driver de Scorsese («C'est à moi que tu parles??»). De manière très significative les références à la culture américaine et anglo-saxonne (film, musique...) sont omniprésentes dans ce film français dont le réalisateur a confié que Mean Streets du même Scorsese était sa principale référence.
 
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Prégénérique et Générique
Quelque part en banlieue, «la cité des Muguets»... une émeute ordinaire: les CRS affrontent des jeunes qui lancent des pierres et des cocktels Molotov, brûlent des voitures et saccagent le commissariat (le générique est intégralement composé d'images d'actualité). Ces affrontements ont été provoqués par une «bavure» policière à la suite de laquelle un jeune beur, Abdel, se retrouve dans le coma.
            1
10:38
Lendemain de l'émeute. Saïd tague un bus de CRS et va chercher son ami Vinz. Ils vont retrouver Hubert, boxeur, dans un gymnase dévasté par les émeutiers. Les trois amis retrouvent une bande de jeune désœuvrés qui squattent le toit d'un immeuble jusqu'à ce que des policiers les dispersent à la suite d'une confrontation tendue.
2
12:43
Les trois amis, après avoir mis en fuite des journalistes de la TV venus faire un reportage dans la cité, passent chez «Darty» un receleur furieux que les émeutiers aient incendié sa voiture. Darty doit de l'argent à Saïd, mais refuse de le rembourser et le renvoie à «Astérix».
3
14:12
Hubert propose d'aller voir Abdel à l'hôpital; auparavant, Vinz insiste pour leur montrer ce qu'il a trouvé: le revolver qu'on policier a perdu la veille lors d'une descente dans la cité.
4
15:47
A l'hôpital, les trois amis, refoulés par les gardiens, réagissent violemment. Saïd est arrêté et amené au commissariat. Un policier Beur, Samir, ami du frère de Saïd, tente de leur expliquer que leur attitude hostile ne fait qu'aggraver la situation; mais Vinz, le plus radical des trois, s'obstine à vouloir affronter la police. Hub, écœuré, veut quitter la cité.
5
17:04
(Saïd est mécontent de la coupe de cheveux que lui a faite Vinz. Séance de breakdance). Le frère d'Abdel, armé d'un fusil à pompe, tire sur le policier beur et le blesse; l'intervention des CRS provoque une nouvelle confrontation violente. Les trois amis se rendent en RER à Paris, où Saïd espère récupérer l'argent qu'Astérix lui doit, et où un de leurs copains dispute un match de boxe.
6
18:22
Vinz annonce aux deux autres son intention de tuer un policier si Abdel meurt. Ils passent dans les beaux quartiers, jusque chez Astérix, un dealer hystérique avec qui Vinz se dispute. A leur sortie, Saïd et Hub sont arrêtés pour possession de drogue, tandis que Vinz parvient à s'enfuir.
7
20:17
Pendant que Saïd et Hub subissent un interrogatoire violent. Vinz erre seul dans Paris, au cinéma, au match de boxe, où il retrouve des jeunes de sa cité—qui essayent en vain d'entrer dans une boîte de nuit.
8
00:33
Libérés par les policiers, Saïd et Hub ratent de justesse le dernier RER, et retrouvent Vinz sur le quai de la gare. Continuant leur périple, les trois amis s'incrustent dans un vernissage d'exposition où ils provoquent un esclandre. Hub subtilise une carte bleue, mais les chauffeurs de taxi refusent de les prendre; quoiqu'ils parviennent à voler une voiture, aucun d'entre eux ne sait conduire et ils doivent repartir à pied, de nouveau pourchassés par la police.
9
02:57
En regardant la télé dans un centre commercial, ils apprennent qu'Abdel vient de mourir.
10
04:27
Un groupe de skinheads s'attaque à Saïd et Hub; Vinz les met en fuite grâce à son révolver, et veut abattre l'un des assaillants, mais ne parvient pas à s'y résoudre.
11
06:00
Au petit jour, les trois amis prennent finalement le métro pour rentrer chez eux. Vinz confie son révolver à Hub. A leur arrivée dans la cité, ils sont interpelés par les policiers auxquels ils s'étaient heurtés la veille sur le toît de l'immeuble. L'un d'eux, surexcité, tue accidentellement Vinz.
12
06:01
Hub et le policier se font face, chacun pointant son arme vers l'autre. Saïd ferme les yeux. On entend en voix off Hub qui dit «C'est l'histoire d'une société qui tombe

   

 


Article d'Erwan Desbois sur le site EcranLarge.com (26 avril 2005)
Pour coller au plus près de la réalité de son sujet, Kassovitz est allé tourner La Haine dans la cité [La Noé] de Chanteloup-les-Vignes [Yvelines]. Il s'est approprié avec virtuosité l'univers visuel de celle-ci, des appartements au commissariat, des salles de gym saccagées aux esplanades bétonnées. Cette omniprésence du décor, qui est toujours clairement identifiable en arrière-plan, fait de la cité le personnage principal du film. Du point de vue de Kassovitz, c'est aussi elle le vrai méchant de l'histoire, un ogre qui engloutit ses habitants dans les profondeurs de ses caves ou les écrase par la taille imposante de ses rangées de barres HLM.
Appliquant la méthode de l'Actor's Studio à toute l'équipe d'un film, Kassovitz et compagnie n'ont pas seulement tourné le film à Chanteloup-les-Vignes, ils y ont vécu. Cette « expérience » (il est malheureux d'avoir à utiliser un tel terme pour désigner le fait de déménager pendant quelques mois dans une banlieue difficile, mais c'est celui qui convient le mieux) est relatée longuement dans le documentaire consacré aux 10 ans de La haine, qui regroupe des interviews d'un nombre conséquent de participants du film : réalisateur, producteurs, acteurs, membres de l'équipe technique, attaché de presse... Réalisateur et acteurs nous y racontent comment ils ont vécu de l'intérieur l'univers des cités, son insécurité (ils se sont fait braquer leur appartement dès la première semaine en guise de « bizutage ») et surtout son isolement. Comme l'explique Vincent Cassel, il n'y a en effet littéralement rien à faire le week-end dans une cité, ce qui l'a très vite poussé à rentrer sur Paris le vendredi soir... pour découvrir en rentrant le lundi matin que des voitures avaient été brûlées ou des installations saccagées, par dépit et révolte face au sentiment d'enfermement qu'entraîne une telle désolation.[...]
«Kassovitz, prodige de la caméra, utilise pour appuyer son propos une mise en scène volontairement très stylisée, voyante mais sans être envahissante. Le choix du noir et blanc lui permet d'accentuer la violence des lieux : avec sa photographie brûlée, qui réduit encore les nuances de gris, La haine n'est plus qu'une alternance de lumières aveuglantes et de gouffres d'obscurité, aboutissant à une vision hallucinée et cauchemardesque de la banlieue.»