Introduction à la sémiotique

II. Le Système du langage:
L'analyse morphologique
   © 2022 Dr. Guy Spielmann

C) L'analyse morphologique

     1. Dans les exemples précédents, nous avons considéré les mots comme les éléments constitutifs de la séquence; or, ceci pose plusieurs problèmes dans l'analyse systématique. A l'oral, par exemple, les mots ne sont pas forcément séparés comme ils le sont sur la page par des espaces blancs, et chaque lettre ne correspond pas forcément à un seul son, ni toujours au même son (surtout en français). C'est pourquoi la transcription phonétique utilise des symboles particuliers pour représenter les unités sonores (une unité étant toujours représentée par un seul symbole) et ne sépare les unités que lorsqu'il y a une pause dans la voix. «La jeune avocate regarde le dossier.» sera donc transcrit comme suit:

     2. D'autre part, un mot peut se composer de plusieurs éléments qui portent un sens distinct et identifiable. prenons pour exemple le mot plus long de la langue française, «anticonstitutionnellement». On distingue immédiatement un préfixe, |anti|, dont le sens est 'contraire à' et qui s'utilise dans d'autre mots (antiaérien, antijeu, antimites, etc.), et un suffixe |ment|, qui sert à former des adverbes. Reste «constitutionnelle», où l'on peut encore distinguer des unités signifiantes, |elle|, qui sert à former un adjectif à partir d'un nom, mais aussi, à l'intérieur même du nom «constitution», le préfixe |con| (du latin cum, signifant «avec»), que l'on pourrait substituer à d'autres préfixes pour former d'autres noms à partir de |stitution|: «destitution», «restitution», par exemple. En allant encore plus loin, on reconnaît dans |stitution| le suffixe |tion| qui sert à former des noms. On aura donc isolé ainsi les unités signifiantes minimales suivantes, appelées morphèmes:

Remarque 1. Le découpage doit se faire à partir d'une transcription phonétique parce que l'écriture—surtout en français—ne représente pas de façon constante les sons de la langue. Le principe de l'API, en revanche, est de représenter chaque son par un symbole.
Remarque 1. Le rapport entre morphème et mot est variable.
- Un mot = un morphème («mais» = |
mais|)
- Un mot = plusieurs morphèmes («constitution» =|
con| + |stitu| + |tion|; «mangerions» = |mang| + |r| + |ions|)
- Plusieurs mots = un morphème («quant-à-soi» =|
quantasoi|: 'attitude distante' )
- Aucun mot = un morphème (signifiant zéro)

     3. Pour vérifier l'existence d'un morphème, il faut pouvoir le substituer à un autre morphème (y compris à un morphème zéro) dans au moins une occurence attestée par la langue. Ainsi, on ne peut pas affirmer l'existence d'un morphème «lope» en décomposant le mot «antilope», sous prétexte qu'il existe par ailleurs un morphème «anti», car le français ne connaît pas de mots comme *«délope», *«relope», etc.

     4. On distingue d'usage deux types de morphèmes, lexicaux (ou «lexèmes») comme |stitu|, |sterna|, |avoca| |dossier|, et grammaticaux, comme |tion|, |con|, |ment|, le / t / qui indique le féminin dans «avocate» et, par son absence, le masculin dans «avocat»,  le morphéme zéro qui indique 'présent de l'indicatif, troisième personne' dans «|regard|, le / a / qui indique 'féminin singulier' dans «la», etc.
     Les morphèmes lexicaux ont pour particularité de former un ensemble à la fois nombreux et ouvert—on peut toujours en créer ou en importer de nouveaux—, alors que les morphèmes grammaticaux forment un ensemble peu nombreux et pratiquement fermé.
     Lorsque la langue crée de nouveaux mots, elle a tendance à utiliser ses propres morphèmes grammaticaux en combinaison avec l'élément lexical inventé ou importé, et selon certaines règles. En français par exemple, les nouveaux verbes sont majoritairement rattachés au premier groupe (terminaison en -er, le plus facile à conjuguer). Ainsi, le lexème |
zap| importé de l'américain (au sens de 'agir sur un appareil à l'aide d'une télécommande') a donné le verbe «zapper», le nom d'agent «zappeur», et le nom d'objet «zappette»; le mot «bug» (problème informatique), francisé en «bogue», a donné le verbe «déboguer», etc.

     5. On voit dans les exemples ci-dessus qu'il faut traiter séparément la langue écrite de la langue parlée, surtout en français où le rapport entre graphie et prononciation est très variable. Pour l'analyse linguistique, on se basera de préférence sur l'oral, sauf s'il s'agit de traiter d'un corpus spécifiquement écrit.
     Comme tout travail de systémique, l'analyse morphologique exige des séries de substitutions pour qu'on puisse identifier les unités et leur sens. Ainsi, on comparera notre phrase «La jeune avocate regarde le dossier» avec «Le jeune avocat regarde le dossier», «Les jeunes avocats regardent le dossier», etc.

Nous arrivons aux conclusions suivantes:

  • Dans «la jeune avocate», le 'singulier' se manifeste deux fois (on dit qu'il a un signifiant discontinu): dans le |a| de «la», qui s'oppose à |e| de |les| (c'est-à-dire au 'pluriel'), et dans l'absence de |z| (c'est-à-dire de «liaison») entre |jeune| et |avocat|.
  • Le 'féminin' dans «la» est représenté également par |a|, qui s'oppose à |e| dans |le| (qui signifie le 'masculin'): on parle alors de signifiant amalgamé, puisque le morphème |a| renvoie à deux signifiés, 'singulier' et 'masculin'. Dans |avocate|, c'est le |t| qui signifie le 'féminin', et dans  |avocat| c'est l'absence de |t|—un signifiant zéro—qui signifie le 'masculin'. Dans les verbes du premier groupe, les distinctions entre les terminaisons en «-e», «-es» et «-ent» s'effacent complètement à l'oral en un même signifiant zéro, qui représente ainsi neuf combinaisons différentes de mode (subjonctif, indicatif, impératif) et de personne (1ère, 2ème, 3ème, singulier et pluriel), impossibles à distinguer sans contexte.
  • Les relations paradigmatiques sont parfois difficiles à saisir dans la mesure ou un même signifié a plusieurs réalisations possible selon le contexte. Par exemple, le 'féminin' qui se réalise |t| dans «avocate» peut également se réaliser |rice| («institutrice»), |euse| («chanteuse»), |ère| (boulangère), |aine| (écrivaine), etc. Ces variantes du signifiant sont appellées allomorphes.

      6. La pratique de l'analyse morphologique se révèle donc indispensable pour comprendre comment une langue est constituée. On peut en résumer le processus comme suit:

a) Il faut au préalable effectuer une transcription de la phrase choisie en Alphabet Phonétique International (API).

b) On commence par diviser la phrase jusqu'à ce qu'on obtienne des segments qui ne peuvent plus être divisés en éléments plus petits qui aient un sens. Le test qu'on peut utiliser pour déterminer si un élément est ou non un morphème consiste à vérifier qu'il est réutilisé dans un autre syntagme. Par exemple, dans le cas d'«admirablement», on utilise |admir| dans les formes «admirer», «admirateur», «admiration«; on utilise |able| dans les formes «comptable», «potable», «désirable»; on utilise |ment| dans les formes «justement», «rapidement», «sûrement».

c) Parfois, il semble possible de subdiviser un morphème en élément plus petits selon l'étymologie: par exemple, |admir| se compose (en latin) de la préposition/préfixe «ad» ('vers', 'contre', 'en direction de') et de la racine verbale |mir| ('regarder'). Bien que ces deux éléments se retrouvent dans la composition d'autre mots («adverse», «adjoint», «miroir», «mirage»), tous ces mots sont dérivés du latin, et le sens actuel du morphème |admir| en français ne peut pas se comprendre seulement comme la somme des sens de |ad| et |mir|. Il faut donc préserver l'intégrité du sens plutôt que de chercher les plus petites unités possibles.

DIFFICULTÉS:

a) Le phénomène de l'homonymie—le fait que deux formes identiques puissent avoir deux sens différents (c'est-à-dire un même signifiant, mais deux signifiés distincts)—est fréquent en français. Par exemple, |ment| dans «admirablement» n'est pas le même que |ment| dans «il ment» (= 'il ne dit pas la vérité') ou dans «dément» (= 'fou').

b). Dans les exemples ci-dessus, chaque morphème se présente sous une forme simple et unique; or, il existe de nombreux cas où:
- un même morphème peut apparaître sous plusieurs formes possibles (dites allomorphes) selon le contexte: par exemple, |
lir| dans «lire», |lis| dans «ils lisent», |lect| dans «lecteur», «lecture».
- un même morphème peut être réalisé en plusieurs fragments non séquentiels dans une phrase, auquel cas il est dit «discontinu». C'est le cas par exemple du genre en français: dans «La petite fille luxembourgeoise», le féminin est réalisé en trois parties: le son /a/ dans «la», le son /t/ à la fin de «petite» et le son /z/ à la fin de «luxembourgeoise».
- un même signifiant peut renvoyer simultanément à plusieurs sens pour produire un morphème amalgamé. En français, c'est le cas par exemple des désinences verbales: dans «il faut que nous fassions vite», la désinence |
sjons| dénote à la fois 'mode subjonctif', 'temps présent', 'aspect non-accompli','première personne' et 'pluriel'.
- un même morphème peut renvoyer alternativement à plusieurs sens (polysémie); il faut donc décider, à l'aide des autres éléments de la phrase, quel sens est le bon dans le cas étudié. Dans la phrase «Vous avez bonne mine», le sens de |
mine| ('aspect de la physionomie indiquant certains sentiments ou l'état du corps') se déduit de l'attribution à un sujet humain, qui exclut les autres sens possibles ('gisement de substance minérale ou fossile'; 'charge explosive', 'petit bâton de graphite', 'unité de poids ancienne'). Parfois, il est impossible de trancher entre plusieurs sens—c'est l'ambiguïté—et seul le contexte où la phrase se place peut indiquer le sens pertinent. Il faut alors passer d'une analyse de type linguistique (niveau de la phrase) à une analyse de type pragmatique (niveau de l'énonciation).
- un syntagme peut fonctionner comme une seule unité, et donc être traité comme morphème: c'est le cas de nombreux mots composés, comme «fil de fer», «cul-de-sac», «bien-fondé», etc. Plusieurs critères peuvent être considérés: les critères sémantiques permettent d'établir que le sens de l'ensemble ne correspond pas à la somme du sens de chaque morphème (cas de «cul-de-sac»), alors que les critères morphologiques permettent de vérifier que la langue traite l'ensemble comme unité en la mettant au pluriel («des bien-fondés»; «des sacs à main» se prononce /saka/, et non /sakza/), en exluant l'insertion d'autres morphèmes dans le syntagme (on dit «un bon fil de fer», et non *«un fil de bon fer»), ou en permettant la création de nouveaux mots à partir du syntagme («un fildefériste»).


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EXEMPLE

Soit la phrase: «Le vénérable sénateur visitera sa circonscription tôt ou tard»

  • Première analyse: une phrase en neuf mots
  • Deuxième analyse en unités minimales porteuses de sens (morphèmes), l'énoncé étant transcrit phonétiquement (à l'aide de l' API)
  • 1. |l| morphème grammatical amalgamé: 'article'+'défini'
    2. |e| morphème grammatical amalgamé: 'masculin' + 'singulier'
    3. |
    vénér| morphème lexical : 'estime respectueuse' S'utilise dans «vénérer», «vénérable», «vénération»
    4. |
    abl| morphème grammatical. sert à former des ajectifs de qualité: 'qui peut être...' S'utilise dans «respectable», «mangeable», «présidentiable»
    5. |
    sénat| morphème lexical : 'assemblée législative' S'utilise dans «sénat», «sénateur», «sénatorial»
    6. |
    eur| morphème grammatical: nominalisation; sert à former des noms masculins dénotant une fonction. S'utilise dans «voleur», «chargeur», «docteur»
    7. |
    visit| morphème lexical : 'se déplacer pour voir qqch' S'utilise dans «visite», «visiteur», «visitation»
    8. |
    ra| morphème grammatical amalgamé: 'mode: indicatif' + 'temps:futur' + 'aspect: non-accompli' + 'personne:3e' + 'nombre:singulier'
    9. |
    s| morphème grammatical: 'adjectif possessif'
    10. |
    a| morphème grammatical amalgamé: 'féminin'+'singulier'
    11. |
    circon| morphème grammatical (préfixe): 'autour de' S'utilise dans «circonspect»,«circonstance»
    12. |
    scrip| morphème lexical : 'exprimer à l'aide d'un signe graphique' S'utilise dans «script», «inscription»
    13. |
    tion| morphème grammatical (suffixe) : nominalisation; sert à former des noms féminins exprimant une idée ou une action.
    14. |
    tôt ou tard| cette locution fonctionne en fait comme une seule unité de sens, sans que chacune des unités puisse s'analyser séparément. On appelle cette forme un syntagme amalgamé.


  • Remarque 1. Bien qu'on puisse analyser un mot comme «circonscription» en trois morphèmes, le sens de l'ensemble 'division administrative d'un territoire' ne correspond pas à l'addition du sens de |circon| et |scrip|. De plus, ce sens ne constitue pas une dérivation évidente du sens de |circonsrip|, tel qu'il se retrouve par exemple dans l'une des trois acceptions du verbe «circonscrire», 'tracer une ligne autour de qqch', 'limiter la propagation' ou 'cerner'. On considère donc que |circonscription| est un seul morphème.
  • Remarque 2. Si l'on examine l'ensemble des mots où apparaît le morphème |scrip|, on constate que celui-ci subit des variations de forme:
    |
    scrib| dans «scribe»
    |
    écriv| dans «écrivain» «écrive»
    |
    écrit| dans «écriture», «écritoire», «écrite»
    |
    écri| dans «écrit», «écrire», «écririons»
    On appelle chacune de ces variantes des allomorphes.

Autres exemples: analysez les énoncés suivants pour déterminer les morphèmes dont ils sont composés. N'oubliez pas de passer par une transcription phonétique.

I. Les jeunes Américains se divertissent généralement en regardant une série sur Internet.

III. Est-ce que vous consentiriez à arroser mes plantes vertes en mon absence?


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