C)
L'analyse morphologique
1.
Dans les exemples précédents, nous avons considéré les mots
comme les éléments constitutifs de la séquence; or, ceci pose
plusieurs problèmes dans l'analyse systématique. A l'oral, par
exemple, les mots ne sont pas forcément séparés comme ils le
sont sur la page par des espaces blancs, et chaque lettre ne
correspond pas forcément à un seul son, ni toujours au même
son (surtout en français). C'est pourquoi la transcription
phonétique utilise des symboles particuliers pour représenter
les unités sonores (une unité étant toujours représentée par
un seul symbole) et ne sépare les unités que lorsqu'il y a une
pause dans la voix. «La jeune avocate regarde le dossier.»
sera donc transcrit comme suit:
2.
D'autre part, un mot peut se composer de plusieurs éléments
qui portent un sens distinct et identifiable. prenons pour
exemple le mot plus long de la langue française, «anticonstitutionnellement».
On distingue immédiatement un préfixe, |anti|,
dont le sens est 'contraire à' et qui s'utilise dans d'autre
mots (antiaérien, antijeu, antimites,
etc.), et un suffixe |ment|,
qui sert à former des adverbes. Reste «constitutionnelle»,
où l'on peut encore distinguer des unités signifiantes, |elle|,
qui sert à former un adjectif à partir d'un nom, mais aussi,
à l'intérieur même du nom «constitution», le préfixe |con|
(du latin cum, signifant «avec»), que l'on pourrait
substituer à d'autres préfixes pour former d'autres noms à
partir de |stitution|:
«destitution», «restitution», par exemple. En
allant encore plus loin, on reconnaît dans |stitution|
le suffixe |tion|
qui sert à former des noms. On aura donc isolé ainsi les unités
signifiantes minimales suivantes, appelées morphèmes:
Remarque
1. Le découpage doit se
faire à partir d'une transcription phonétique parce que
l'écriture—surtout en français—ne représente pas de façon
constante les sons de la langue. Le principe de l'API, en
revanche, est de représenter chaque son par un symbole.
Remarque 1. Le rapport entre morphème et mot est
variable.
- Un mot = un morphème («mais» = |mais|)
- Un mot = plusieurs morphèmes («constitution» =|con|
+ |stitu|
+ |tion|;
«mangerions» = |mang|
+ |r|
+ |ions|)
- Plusieurs mots = un morphème («quant-à-soi» =|quantasoi|:
'attitude distante' )
- Aucun mot = un morphème (signifiant zéro)
3.
Pour vérifier l'existence d'un morphème, il faut pouvoir le
substituer à un autre morphème (y compris à un morphème zéro)
dans au moins une occurence attestée par la langue.
Ainsi, on ne peut pas affirmer l'existence d'un morphème
«lope» en décomposant le mot «antilope», sous prétexte qu'il
existe par ailleurs un morphème «anti», car le français ne
connaît pas de mots comme *«délope», *«relope», etc.
4.
On distingue d'usage deux types de morphèmes, lexicaux
(ou «lexèmes») comme |stitu|,
|sterna|,
|avoca|
|dossier|,
et grammaticaux, comme |tion|,
|con|,
|ment|,
le / t / qui indique le féminin dans «avocate» et, par son
absence, le masculin dans «avocat», le morphéme zéro
qui indique 'présent de l'indicatif, troisième personne'
dans «|regard|,
le / a / qui indique 'féminin singulier' dans «la», etc.
Les morphèmes lexicaux ont
pour particularité de former un ensemble à la fois nombreux
et ouvert—on peut toujours en créer ou en importer
de nouveaux—, alors que les morphèmes grammaticaux forment
un ensemble peu nombreux et pratiquement fermé.
Lorsque la langue crée de
nouveaux mots, elle a tendance à utiliser ses propres
morphèmes grammaticaux en combinaison avec l'élément lexical
inventé ou importé, et selon certaines règles. En français
par exemple, les nouveaux verbes sont majoritairement
rattachés au premier groupe (terminaison en -er, le plus
facile à conjuguer). Ainsi, le lexème |zap|
importé de l'américain (au sens de 'agir sur un appareil à
l'aide d'une télécommande') a donné le verbe «zapper», le
nom d'agent «zappeur», et le nom d'objet «zappette»; le mot
«bug» (problème informatique), francisé en «bogue», a donné
le verbe «déboguer», etc.
5.
On voit dans les exemples ci-dessus qu'il faut traiter
séparément la langue écrite de la langue parlée, surtout en
français où le rapport entre graphie et prononciation est très
variable. Pour l'analyse linguistique, on se basera de
préférence sur l'oral, sauf s'il s'agit de traiter d'un corpus
spécifiquement écrit.
Comme tout travail de
systémique, l'analyse morphologique exige des séries de
substitutions pour qu'on puisse identifier les unités et leur
sens. Ainsi, on comparera notre phrase «La jeune avocate
regarde le dossier» avec «Le jeune avocat regarde le dossier»,
«Les jeunes avocats regardent le dossier», etc.
Nous arrivons aux conclusions
suivantes:
-
Dans «la
jeune avocate», le 'singulier' se manifeste deux fois (on
dit qu'il a un signifiant discontinu): dans le |a|
de «la», qui s'oppose à |e|
de |les|
(c'est-à-dire au 'pluriel'), et dans l'absence de |z|
(c'est-à-dire de «liaison») entre |jeune|
et |avocat|.
-
Le
'féminin' dans «la» est représenté également par |a|,
qui s'oppose à |e|
dans |le|
(qui signifie le 'masculin'): on parle alors de signifiant
amalgamé, puisque le morphème |a|
renvoie à deux signifiés, 'singulier' et 'masculin'.
Dans |avocate|,
c'est le |t|
qui signifie le 'féminin', et dans |avocat|
c'est l'absence de |t|—un
signifiant zéro—qui signifie le 'masculin'. Dans les
verbes du premier groupe, les distinctions entre les
terminaisons en «-e», «-es» et «-ent» s'effacent
complètement à l'oral en un même signifiant zéro, qui
représente ainsi neuf combinaisons différentes de mode
(subjonctif, indicatif, impératif) et de personne (1ère,
2ème, 3ème, singulier et pluriel), impossibles à
distinguer sans contexte.
-
Les
relations paradigmatiques sont parfois difficiles à saisir
dans la mesure ou un même signifié a plusieurs
réalisations possible selon le contexte. Par exemple, le
'féminin' qui se réalise |t|
dans «avocate» peut également se réaliser |rice|
(«institutrice»), |euse|
(«chanteuse»), |ère|
(boulangère), |aine|
(écrivaine), etc. Ces variantes du signifiant sont
appellées allomorphes.
6.
La pratique de l'analyse morphologique se révèle donc
indispensable pour comprendre comment une langue est
constituée. On peut en résumer le processus comme suit:
a) Il faut au préalable effectuer
une transcription de la phrase choisie en Alphabet Phonétique
International (API).
b) On commence
par diviser la phrase jusqu'à ce qu'on obtienne des segments
qui ne peuvent plus être divisés en éléments plus petits qui
aient un sens. Le test qu'on peut utiliser pour
déterminer si un élément est ou non un morphème consiste à
vérifier qu'il est réutilisé dans un autre syntagme. Par
exemple, dans le cas d'«admirablement», on utilise |admir|
dans les formes «admirer», «admirateur», «admiration«; on
utilise |able|
dans les formes «comptable», «potable», «désirable»; on
utilise |ment|
dans les formes «justement», «rapidement», «sûrement».
c) Parfois, il
semble possible de subdiviser un morphème en élément plus
petits selon l'étymologie: par exemple, |admir|
se compose (en latin) de la préposition/préfixe «ad»
('vers', 'contre', 'en direction de') et de la racine
verbale |mir|
('regarder'). Bien que ces deux éléments se retrouvent dans
la composition d'autre mots («adverse», «adjoint», «miroir»,
«mirage»), tous ces mots sont dérivés du latin, et le sens
actuel du morphème |admir|
en français ne peut pas se comprendre seulement comme la
somme des sens de |ad|
et |mir|.
Il faut donc préserver l'intégrité du sens plutôt que de
chercher les plus petites unités possibles.
DIFFICULTÉS:
a) Le phénomène
de l'homonymie—le fait que deux formes
identiques puissent avoir deux sens différents
(c'est-à-dire un même signifiant, mais deux signifiés
distincts)—est fréquent en français. Par exemple, |ment|
dans «admirablement» n'est pas le même que |ment|
dans «il ment» (= 'il ne dit pas la vérité') ou dans
«dément» (= 'fou').
b). Dans les
exemples ci-dessus, chaque morphème se présente sous une forme
simple et unique; or, il existe de nombreux cas où:
- un même morphème peut apparaître sous plusieurs formes
possibles (dites allomorphes) selon le contexte: par
exemple, |lir|
dans «lire», |lis|
dans «ils lisent», |lect|
dans «lecteur», «lecture».
- un même morphème peut être réalisé en plusieurs fragments
non séquentiels dans une phrase, auquel cas il est dit
«discontinu». C'est le cas par exemple du genre en français:
dans «La petite fille luxembourgeoise», le féminin est
réalisé en trois parties: le son /a/ dans «la», le son /t/ à
la fin de «petite» et le son /z/ à la fin de
«luxembourgeoise».
- un même signifiant peut renvoyer simultanément
à plusieurs sens pour produire un morphème amalgamé.
En français, c'est le cas par exemple des désinences
verbales: dans «il faut que nous fassions vite», la
désinence |sjons|
dénote à la fois 'mode subjonctif', 'temps présent',
'aspect non-accompli','première personne' et 'pluriel'.
- un même morphème peut renvoyer alternativement
à plusieurs sens (polysémie); il faut donc décider, à
l'aide des autres éléments de la phrase, quel sens est le
bon dans le cas étudié. Dans la phrase «Vous avez bonne
mine», le sens de |mine|
('aspect de la physionomie indiquant certains sentiments ou
l'état du corps') se déduit de l'attribution à un sujet
humain, qui exclut les autres sens possibles ('gisement de
substance minérale ou fossile'; 'charge explosive', 'petit
bâton de graphite', 'unité de poids ancienne'). Parfois, il
est impossible de trancher entre plusieurs sens—c'est l'ambiguïté—et
seul le contexte où la phrase se place peut indiquer le sens
pertinent. Il faut alors passer d'une analyse de type
linguistique (niveau de la phrase) à une analyse de type
pragmatique (niveau de l'énonciation).
- un syntagme peut fonctionner comme une seule unité, et
donc être traité comme morphème: c'est le cas de nombreux
mots composés, comme «fil de fer», «cul-de-sac»,
«bien-fondé», etc. Plusieurs critères peuvent être
considérés: les critères sémantiques permettent
d'établir que le sens de l'ensemble ne correspond pas à la
somme du sens de chaque morphème (cas de «cul-de-sac»),
alors que les critères morphologiques permettent de
vérifier que la langue traite l'ensemble comme unité en la
mettant au pluriel («des bien-fondés»; «des sacs
à main» se prononce /saka/, et non /sakza/), en
exluant l'insertion d'autres morphèmes dans le syntagme (on
dit «un bon fil de fer», et non *«un fil de bon fer»), ou en
permettant la création de nouveaux mots à partir du syntagme
(«un fildefériste»).
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EXEMPLE
Soit
la phrase: «Le vénérable sénateur visitera sa
circonscription tôt ou tard»
- Première analyse: une phrase
en neuf mots
- Deuxième analyse en unités
minimales porteuses de sens (morphèmes), l'énoncé étant
transcrit phonétiquement (à l'aide de l' API)
1. |l|
morphème grammatical amalgamé: 'article'+'défini'
2. |e|
morphème grammatical amalgamé: 'masculin' + 'singulier'
3. |vénér|
morphème lexical : 'estime respectueuse' S'utilise dans «vénérer»,
«vénérable», «vénération»
4. |abl|
morphème grammatical. sert à former des ajectifs de
qualité: 'qui peut être...' S'utilise dans «respectable»,
«mangeable», «présidentiable»
5. |sénat|
morphème lexical : 'assemblée législative' S'utilise dans
«sénat», «sénateur», «sénatorial»
6. |eur|
morphème grammatical: nominalisation; sert à former des
noms masculins dénotant une fonction. S'utilise dans «voleur»,
«chargeur», «docteur»
7. |visit|
morphème lexical : 'se déplacer pour voir qqch' S'utilise
dans «visite», «visiteur», «visitation»
8. |ra|
morphème grammatical amalgamé: 'mode: indicatif' +
'temps:futur' + 'aspect: non-accompli' + 'personne:3e' +
'nombre:singulier'
9. |s|
morphème grammatical: 'adjectif possessif'
10. |a|
morphème grammatical amalgamé: 'féminin'+'singulier'
11. |circon|
morphème grammatical (préfixe): 'autour de' S'utilise dans
«circonspect»,«circonstance»
12. |scrip|
morphème lexical : 'exprimer à l'aide d'un signe
graphique' S'utilise dans «script», «inscription»
13. |tion|
morphème grammatical (suffixe) : nominalisation; sert à
former des noms féminins exprimant une idée ou une action.
14. |tôt ou
tard| cette locution
fonctionne en fait comme une seule unité de sens, sans que
chacune des unités puisse s'analyser séparément. On
appelle cette forme un syntagme amalgamé.
-
Remarque
1. Bien
qu'on puisse analyser un mot comme
«circonscription» en trois morphèmes, le
sens de l'ensemble 'division administrative
d'un territoire' ne correspond pas à
l'addition du sens de |circon|
et |scrip|.
De plus, ce sens ne constitue pas une
dérivation évidente du sens de |circonsrip|,
tel qu'il se retrouve par exemple dans l'une
des trois acceptions du verbe
«circonscrire», 'tracer une ligne autour de
qqch', 'limiter la propagation' ou 'cerner'.
On considère donc que |circonscription|
est un seul morphème.
-
Remarque
2. Si l'on
examine l'ensemble des mots où apparaît le
morphème |scrip|,
on constate que celui-ci subit des
variations de forme:
|scrib|
dans «scribe»
|écriv|
dans «écrivain» «écrive»
|écrit|
dans «écriture», «écritoire», «écrite»
|écri|
dans «écrit», «écrire», «écririons»
On appelle chacune de ces variantes des allomorphes.
Autres
exemples: analysez les énoncés
suivants pour déterminer les morphèmes dont
ils sont composés. N'oubliez pas de passer par
une transcription phonétique.
I.
Les jeunes Américains se divertissent
généralement en regardant une série sur
Internet.
III.
Est-ce que vous consentiriez à arroser mes
plantes vertes en mon absence?
Haut
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