Introduction à la sémiotique


II. Le Système du langage: L'analyse sémantique
   

Mot, morphème, sème

     Lorsqu'un non-spécialiste parle du langage, il a intuitivement recours à la notion de «mot» que les linguistes emploient peu, car elle est très difficile à définir, surtout que le mot est parfois égal au morphème («boîte»), parfois il se compose de plusieurs morphèmes («inévitablement»: in-évit-able-ment), alors que certains morphèmes se composent de plusieurs mots («cul-de-sac», la négation «ne...pas»).
     Si donc le mot peut servir d'unité dans certains domaines de l'analyse linguistique (comme la lexicologie), il n'a pas le statut du morphème, plus petit élément de la chaîne parlée à porter un sens, et ainsi généralement assimilé au signe linguistique. Mais le morphème reste souvent divisible en plusieurs unités de sens qui pourtant ne correspondent à aucun signifiant discret. Par exemple, «bouteille» /butej/ ne peut être analysé en morphèmes plus petits, mais il est manifestement composé de plusieurs éléments de sens, comme le suggère sa définition dans le dictionnaire (Trésor de la langue française): «Récipient de contenu variable, le plus souvent en verre (plus récemment en matière plastique), à large ventre, généralement à goulot long et étroit, destiné à contenir des liquides.»
     D'emblée, on remarque que la définition se base sur une proposition de classe: «une bouteille est un type de récipient»; reste donc à définir ce qu'est un récipient: «Tout ustensile creux qui sert à recueillir, à conserver, ou à transporter des substances granuleuses, pulvérulentes, liquides ou gazeuses». Il faut encore définir «ustensile»: «Objet ou accessoire d'usage domestique, composé généralement d'une seule pièce et dont l'utilisation n'exige pas la mise en mouvement d'un mécanisme». A ce niveau, on approche d'une définition conceptuelle, qui serait celle de l'«objet».
     On constate donc une progression du particulier au général:

bouteille < récipient < ustensile < objet

Un mot se définit forcément toujours en fonction de son appartenance à une catégorie plus large—une bouteille est une sorte de récipient—, mais aussi parce qu'il se distingue d'autres mots qui appartiennent à la même catégorie: une bouteille n'est pas un vase, ni un flacon, ni un verre, ni une carafe, etc.
     Pour établir les distinctions nécessaires, pouvons commencer par isoler certains de ces éléments: <fonction: récipient>, <dimensions: variables> <matière: verre ou plastique>, <forme1: ventru>, <forme2: cou étroit>, <usage: contenir des liquides>. Chacun de ces éléments représente une unité minimale de sens (un sème) que l'on pourra substituer à une autre unité pour obtenir—potentiellement—un autre mot.
     Par exemple, il existe de nombreux récipients de dimension variable et destinés à contenir du liquide, mais qui ne sont ni en verre ni en plastique, comme par exemple le bidon: «Récipient, le plus souvent métallique et de forme cylindrique, servant à contenir un liquide et pourvu à cet effet d'une fermeture étanche.» Mais dans ce cas, la forme et la présence d'une fermeture étanche constituent d'autres facteurs de différenciation. Si l'on prend un autre mot assez proche des précédents, comme pichet («Récipient de petite taille, de terre ou de métal, de forme galbée avec un collet étroit où s'attache une anse, utilisé pour servir une boisson.»), on constate la présence de traits communs aux trois définitions, mais parfois avec des valeurs qui peuvent varier. Il est possible de résumer ces caractéristiques comme suit:

Trait «bouteille» «bidon» «pichet»
Fonction récipient récipient récipient
Taille variable --- petite
matière: verre/plastique métal terre/métal
forme1 ventru cylindrique galbée
forme2 cou étroit --- cou étroit
forme3 --- fermeture étanche anse
usage contenir des liquides contenir des liquides servir une boisson

     Cette approche pose plusieurs problèmes: comme on le voit sur ce tableau, les définitions du dictionnaire ne fournissent pas forcément des valeurs pour chaque catégorie, tandis qu'elles utilisent des traits ou des valeurs qui ne vont peut-être servir qu'une seule fois; par exemple, une cannette est «employée communément pour la bière et plus rarement pour les jus de fruits», et c'est vraisemblablement le seul mot de tout le lexique français à être défini par ce trait. De plus, on voit déjà ici que le trait de taille n'est pas extrêmement utile, car bien souvent celle-ci n'est pas spécifiable).

Analyse en traits distinctifs

     Afin d'obtenir un résultat plus précis, on a développé un type d'analyse (dite componentielle) qui prend pour principe que chaque morphème, du point de vue du sens, se compose d'un certain nombre de traits qui permettent non seulement de le caractériser, mais de l'opposer à d'autres mots ou morphèmes. Chaque trait reçoit une valeur: <+> si la présence du trait est définitoire (donc nécessaire), <-> si c'est l'absence du trait qui est définitoire, et <0> lorsque ni la présence ni l'absence ne sont definitoires.
     Par souci autant d'économie que de rigueur scientifique, il faut donc tenter de déterminer le nombre minimal de traits qui suffisent à distinguer les uns des autres tous les mots d'une classe, et qui ne reflètent pas forcément les définitions des dictionnaires.
     Évidemment, la question ne se pose guère s'il s'agit de distinguer par exemple «tasse» de «bonbonne», c'est-à-dire des mots appartenant à la classe «récipient» qui n'ont en commun que le trait <+liquide>; mais comment par exemple distinguer la tasse du verre ou du bol? On va donc recourir à des traits de forme, comme <+anse> et <-anse>, selon un choix qui obéit à certaines règles. Par exemple, il faut éviter dans la mesure du possible des traits qui ne permettent pas d'opposition formelle parce que désignant des qualités susceptibles de gradation. Un récipient soit possède des anses (comme une tasse), soit n'en possède pas (comme un bol); il ne peut pas à la fois avoir des anses et ne pas en avoir. En revanche un bol peut être à la fois grand (pour un bébé) et petit (pour un adulte). Même si l'expérience commune nous inciterait à penser qu'un bol est normalement plus grand qu'une tasse, il existe d'énormes tasses et des bols minuscules. Il vaut donc mieux éviter de postuler une différence entre «tasse» et «bol» à partir de la taille.
     Le trait <anse> qui distingue la tasse du bol présente un autre avantage en ce qu'il s'applique à d'autres paires de mots, comme le pichet et la carafe, ou la chope et le verre, et qu'on préfèrera les traits productifs à ceux qui ne serviraient qu'à une seule opposition. Ici encore, l'expérience commune nous pousse à croire que c'est le contenu qui fait la différence, puisqu'on met généralement de l'eau dans la carafe, du vin dans le pichet, et de la bière dans une chope, mais du point de vue de la sémantique cette approche ne tient pas, car elle se fonde sur un usage qui peut souffrir de nombreuses exceptions en pratique, et surtout nous forcerait à introduire un trait <bière> de très faible productivité, puisqu'en français, seul le mot «chope» recevrait le trait <+bière>. On préférera donc s'en tenir à des traits opposables et, bien que cela semble aller à l'encontre du sens commun, on distinguera donc «tasse» et «chope» par un seul trait, <+chaud> et <-chaud>, car l'une est destinée exclusivement aux liquides chauds, et l'autre
est destinée exclusivement aux liquides qui ne sont pas chauds.
     Ceci est-il contradictoire avec la règle édictée plus haut, la différence entre <+chaud> et <-chaud> étant une question de degré? Et pourquoi avoir choisi le trait <chaud>, et non pas <froid>? Que faire des liquides tièdes (ni chauds, ni froids)? Nous sommes ici dans le domaine de la sémantique, où <chaud> et <froid> ne désignent pas des températures réelles (à partir de combien de degrés faudrait-il établir les seuils?), mais des valeurs qui s'opposent d'une façon particulière qui n'est pas mutuelle. En effet, <froid> s'applique aussi bien à une matière (gaz, liquide, solide) dont la température est basse—par exemple de la crème glacée—qu'à une matière tempérée. En effet, dire «X n'est pas froid» n'est pas forcément équivalent à «X est chaud», alors qu'en revanche, «Y est froid» équivaut à «Y n'est pas chaud». Dire à quelqu'un «mange, ça va refroidir» n'implique pas que son plat va geler, mais que la nourriture va bientôt cesser d'être chaude, ce qui n'implique pas une température précise, mais renvoie à une une notion subjective de ce qui est suffisamment chaud pour constituer un «plat chaud» (on catégorisera donc les plats en «chauds» et «froids» sur un menu, par exemple). Un terme comme «froid» est dit «non-marqué», tandis que «chaud» est «marqué».
     Du point de vue sémantique, on utilisera donc de préférence une valeur marquée comme <chaud>, qui permet de rendre compte de toutes les valeurs possible, de <+chaud> (pour caractériser «tasse» par exemple), à <-chaud> (pour caractériser «chope» par exemple), en passant par <0chaud> (pour caractériser «bouteille» par exemple).
     Considérons par exemple les définitions suivantes pour des mots qui appartiennent tous au même champ sémantique des «récipients contenant du liquide»:

  • Ballon: Verrre à boire de forme sphérique
  • Bidon: Récipient portatif, généralement en métal, et que l'on peut fermer avec un bouchon ou un couvercle.
  • Bol: Récipient, vase hémisphérique servant à contenir certains liquides.
  • Bonbonne: Récipient pansu à col étroit et court servant à conserver certains liquides.
  • Bouteille: Récipient de contenu variable, le plus souvent en verre (plus récemment en matière plastique), à large ventre, généralement à goulot long et étroit, destiné à contenir des liquides.
  • Cannette: Sens 4, Par ext. Petite bouteille étroite servant à contenir de la bière [et d'autres boissons froides]
  • Carafe: Bouteille en verre ou en cristal à base large et col étroit que l'on remplit d'eau, de vin ou de liqueurs.
  • Chope: Récipient généralement cylindrique muni d'une anse et parfois d'un couvercle, destiné à boire la bière.
  • Coupe:Verre à boire de forme arrondie ou évasée, ordinairement plus large que haut et muni d'un pied.
  • Flacon: Petite bouteille, généralement de verre, qui se ferme avec un bouchon soit de même matière, soit métallique.
  • Flûte: Verre long, mince et étroit.
  • Gourde: [par analogie avec la courge calebasse] Sorte de bouteille ou de bidon protégé par une enveloppe d'osier, de cuir ou de drap.
  • Jerrycan: Bidon quadrangulaire muni d'une poignée, contenant environ vingt litres, et servant au transport des carburants.
  • Outre: Peau de bouc cousue en forme de sac et servant de récipient pour la conservation et le transport des liquides dans certains pays de la Méditerrannée et du Proche-Orient.
  • Pichet: Récipient de petite taille, de terre ou de métal, de forme galbée avec un collet étroit où s'attache une anse, utilisé pour servir une boisson.
  • Tasse: Petit récipient à anse ou à oreilles servant à boire (généralement des boissons chaudes)
  • Tonneau: Grand récipient de bois, de forme cylindrique, renflé au milieu, fait de douves asemblées cerclées de bois ou de fer, fermé par deux fonds de bois, qui sert à contenir des liquides.
  • Verre: Récipient à boire en verre.


On peut synthétiser ces définitions dans un tableau comme suit:

  servir boire conser-ver   verre chaud anse   arrondi souple bouchon spécifique
Ballon - + - +  -  0 + 0 0
Bidon + + + - 0  0 0 0 0
Bol - + - 0 +  - 0 0 0
Bonbonne - - + 0 0  0 0 0 0
Bouteille + - + +  0  0 0 0 -
Cannette + + + +  -  0 0 0 0
Carafe + - + +  0  - 0 0 0
Chope - + - 0 -  + 0 0 0
Coupe - + - 0 -  0 0 0 0
Flacon + - + + 0  0 0 0 +
Flûte - + - +  -  0 - 0 0
Gourde - + - - -  0 0 0 0
Outre - - + - -  0 0 + 0
Pichet + - + - 0 + 0 0 0
Tasse - + - 0 +  + 0 0 0
Tonneau - - + - -  0 0 - 0
Verre - + - + +  - 0 0 0

Les traits ont été arrangés de gauche à droite par ordre de productivité: les trois premiers, relatifs à l'usage, reçoivent tous des valuations positives et négatives, tandis que les trois suivants admettent de plus en plus de valeurs neutres (0). Mais ces six traits ne permettent pas encore de distinguer tous les mots de cette liste, dont trois paires restent identiques (ballon/flûte, outre/tonneau, bouteille/flacon), et il faut recourir alors à des traits très peu productifs pour en arriver finalement à 17.
     On remarque alors qu'il est possible d'arriver au même résultat en faisant totalement abstraction des trois premiers traits. Le but de l'analyse sémantique se définit ainsi comme l'établissement de traits distinctifs (et non simplement descriptifs) qui permettent d'opposer une à une les unités du système (c'est-à-dire les mots qui composent le lexique) par au moins une différence. Cette démarche qui vise à établir des paires minimales est identique à celle qui permet de dégager les morphèmes et les phonèmes.
     On remarque également que nombre de précisions qui sont données dans les définitions du dictionnaire ne sont pas reprises dans le tableau ci-dessus; certaines seraient sans doute indispensables, en revanche, si l'on élargissait cette liste à tous les mots appartenant à la classe «récipients contenant du liquide», «récipients», «ustensiles», «objets», voire même à l'ensemble du lexique du français, c'est à dire à 60 000 mots environ. Toutefois, en pratique, on ne cherche pas à opposer n'importe lequel de ces mots à n'importe quel autre, car on effectue d'abord des regroupements par catégories grammaticales (substantifs, verbes, adjectifs, adverbes, déterminants, prépositions, conjonctions...), puis par classes de mots partageant un trait comme <récipient>, ou deux traits comme <récipient>+<boire>, une combinaison qui en français s'exprime par le mot «verre». Dans cette liste, nous trouvons plusieurs noms désignant des variétés de verre, comme «ballon» et «flûte» (auxquels on pourrait ajouter «gobelet»); on dira que ces mots sont des hyponymes de «verre», qui est un hyperonyme (tout en étant hyponyme de «récipient»).

Synonymie et polysémie.
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