Mot,
morphème, sème
Lorsqu'un non-spécialiste
parle du langage, il a intuitivement recours à la notion de
«mot» que les linguistes emploient peu, car elle est très
difficile à définir, surtout que le mot est parfois
égal au morphème («boîte»), parfois
il se compose de plusieurs morphèmes («inévitablement»:
in-évit-able-ment), alors que certains morphèmes se
composent de plusieurs mots («cul-de-sac», la négation
«ne...pas»).
Si donc le mot peut servir d'unité
dans certains domaines de l'analyse linguistique (comme la lexicologie),
il n'a pas le statut du morphème, plus petit élément
de la chaîne parlée à porter un sens, et ainsi
généralement assimilé au signe
linguistique. Mais le morphème reste souvent divisible
en plusieurs unités de sens qui pourtant ne
correspondent à aucun signifiant discret. Par exemple, «bouteille»
/butej/ ne peut être analysé en morphèmes plus
petits, mais il est manifestement composé de plusieurs éléments
de sens, comme le suggère sa définition dans le dictionnaire
(Trésor de la langue française): «Récipient
de contenu variable, le plus souvent en verre (plus récemment
en matière plastique), à large ventre, généralement
à goulot long et étroit, destiné à contenir
des liquides.»
D'emblée, on remarque que la
définition se base sur une proposition de classe: «une
bouteille est un type de récipient»;
reste donc à définir ce qu'est un récipient:
«Tout ustensile creux qui sert à recueillir, à
conserver, ou à transporter des substances granuleuses, pulvérulentes,
liquides ou gazeuses». Il faut encore définir «ustensile»:
«Objet ou accessoire d'usage domestique, composé généralement
d'une seule pièce et dont l'utilisation n'exige pas la mise
en mouvement d'un mécanisme». A ce niveau, on approche
d'une définition conceptuelle, qui serait celle de l'«objet».
On constate donc une progression du
particulier au général:
bouteille
< récipient
< ustensile < objet
Un
mot se définit forcément toujours en fonction de son
appartenance à une catégorie plus large—une bouteille
est une sorte de récipient—, mais aussi parce qu'il se
distingue d'autres mots qui appartiennent à la même catégorie:
une bouteille n'est pas un vase, ni un flacon, ni un verre, ni une
carafe, etc.
Pour établir les distinctions
nécessaires, pouvons commencer par isoler certains de ces éléments:
<fonction: récipient>, <dimensions: variables>
<matière: verre ou plastique>, <forme1: ventru>,
<forme2: cou étroit>, <usage: contenir des liquides>.
Chacun de ces éléments représente une unité
minimale de sens (un sème) que l'on
pourra substituer à une autre unité pour obtenir—potentiellement—un
autre mot.
Par exemple, il existe de nombreux récipients
de dimension variable et destinés à contenir du liquide,
mais qui ne sont ni en verre ni en plastique, comme par exemple le
bidon: «Récipient, le plus souvent
métallique et de forme cylindrique, servant à
contenir un liquide et pourvu à cet effet d'une fermeture étanche.»
Mais dans ce cas, la forme et la présence d'une fermeture étanche
constituent d'autres facteurs de différenciation. Si l'on prend
un autre mot assez proche des précédents, comme pichet
(«Récipient de petite taille, de terre ou de métal,
de forme galbée avec un collet étroit où s'attache
une anse, utilisé pour servir une boisson.»), on constate
la présence de traits communs aux trois définitions,
mais parfois avec des valeurs qui peuvent varier. Il est possible
de résumer ces caractéristiques comme suit:
Trait |
«bouteille» |
«bidon» |
«pichet» |
Fonction |
récipient |
récipient |
récipient |
Taille |
variable |
--- |
petite |
matière: |
verre/plastique |
métal |
terre/métal |
forme1 |
ventru |
cylindrique |
galbée |
forme2 |
cou étroit |
--- |
cou étroit |
forme3 |
--- |
fermeture étanche |
anse |
usage |
contenir des liquides |
contenir des liquides |
servir une boisson |
Cette
approche pose plusieurs problèmes: comme on le voit sur ce
tableau, les définitions du dictionnaire ne fournissent pas
forcément des valeurs pour chaque catégorie, tandis
qu'elles utilisent des traits ou des valeurs qui ne vont peut-être
servir qu'une seule fois; par exemple, une cannette
est «employée communément pour la bière
et plus rarement pour les jus de fruits», et c'est vraisemblablement
le seul mot de tout le lexique français à être
défini par ce trait. De plus, on voit déjà ici
que le trait de taille n'est pas extrêmement utile, car bien
souvent celle-ci n'est pas spécifiable).
Analyse en traits distinctifs
Afin d'obtenir un résultat
plus précis, on a développé un type d'analyse
(dite componentielle) qui prend pour principe que
chaque morphème, du point de vue du sens, se compose d'un certain
nombre de traits qui permettent non seulement de
le caractériser, mais de l'opposer à d'autres mots ou
morphèmes. Chaque trait reçoit une valeur: <+>
si la présence du trait est définitoire (donc nécessaire),
<-> si c'est l'absence du trait qui est définitoire,
et <0> lorsque ni la présence ni l'absence ne sont definitoires.
Par souci autant d'économie que
de rigueur scientifique, il faut donc tenter de déterminer
le nombre minimal de traits qui suffisent à distinguer les
uns des autres tous les mots d'une classe, et qui ne reflètent
pas forcément les définitions des dictionnaires.
Évidemment, la question ne se
pose guère s'il s'agit de distinguer par exemple «tasse»
de «bonbonne», c'est-à-dire des mots appartenant
à la classe «récipient» qui n'ont en commun
que le trait <+liquide>; mais comment par exemple distinguer
la tasse du verre ou du bol? On va donc recourir à des traits
de forme, comme <+anse> et <-anse>, selon un choix qui
obéit à certaines règles. Par exemple, il faut
éviter dans la mesure du possible des traits qui ne permettent
pas d'opposition formelle parce que désignant des qualités
susceptibles de gradation. Un récipient soit possède
des anses (comme une tasse), soit n'en possède pas (comme un
bol); il ne peut pas à la fois avoir des anses et ne pas en
avoir. En revanche un bol peut être à la fois grand (pour
un bébé) et petit (pour un adulte). Même si l'expérience commune nous inciterait
à penser qu'un bol est normalement plus grand qu'une tasse,
il existe d'énormes tasses et des bols minuscules. Il vaut donc mieux éviter de postuler une
différence entre «tasse» et «bol» à
partir de la taille.
Le trait <anse> qui distingue
la tasse du bol présente un autre avantage en ce qu'il s'applique
à d'autres paires de mots, comme le pichet et la carafe, ou
la chope et le verre, et qu'on préfèrera les traits
productifs à ceux qui ne serviraient qu'à une seule
opposition. Ici encore, l'expérience commune nous pousse à
croire que c'est le contenu qui fait la différence, puisqu'on
met généralement de l'eau dans la carafe, du vin dans
le pichet, et de la bière dans une chope, mais du point de
vue de la sémantique cette approche ne tient pas, car elle
se fonde sur un usage qui peut souffrir de nombreuses exceptions en
pratique, et surtout nous forcerait à introduire un trait <bière>
de très faible productivité, puisqu'en français,
seul le mot «chope» recevrait le trait <+bière>.
On préférera donc s'en tenir à des traits opposables
et, bien que cela semble aller à l'encontre du sens commun,
on distinguera donc «tasse» et «chope» par
un seul trait, <+chaud> et <-chaud>, car l'une est destinée
exclusivement aux liquides chauds, et l'autre est destinée exclusivement aux liquides
qui ne sont pas chauds.
Ceci est-il contradictoire avec la règle
édictée plus haut, la différence entre <+chaud>
et <-chaud> étant une question de degré? Et pourquoi
avoir choisi le trait <chaud>, et non pas <froid>? Que
faire des liquides tièdes (ni chauds, ni froids)? Nous sommes
ici dans le domaine de la sémantique, où <chaud>
et <froid> ne désignent pas des températures réelles
(à partir de combien de degrés faudrait-il établir
les seuils?), mais des valeurs qui s'opposent d'une
façon particulière qui n'est pas mutuelle. En effet,
<froid> s'applique aussi bien à une matière (gaz,
liquide, solide) dont la température est basse—par exemple
de la crème glacée—qu'à une matière
tempérée. En effet, dire «X n'est pas froid»
n'est pas forcément équivalent à «X est
chaud», alors qu'en revanche, «Y est froid» équivaut
à «Y n'est pas chaud». Dire à quelqu'un
«mange, ça va refroidir» n'implique pas que son
plat va geler, mais que la nourriture va bientôt cesser d'être
chaude, ce qui n'implique pas une température précise,
mais renvoie à une une notion subjective de ce qui est suffisamment
chaud pour constituer un «plat chaud» (on catégorisera
donc les plats en «chauds» et «froids» sur
un menu, par exemple). Un terme comme «froid» est dit
«non-marqué», tandis que «chaud»
est «marqué».
Du point de vue sémantique,
on utilisera donc de préférence une valeur marquée
comme <chaud>, qui permet de rendre compte de toutes les valeurs
possible, de <+chaud> (pour caractériser «tasse»
par exemple), à <-chaud> (pour caractériser «chope»
par exemple), en passant par <0chaud> (pour caractériser
«bouteille» par exemple).
Considérons par exemple les définitions
suivantes pour des mots qui appartiennent tous au même champ
sémantique des «récipients contenant du liquide»:
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