Introduction à la sémiotique
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II. Le Système du langage: Syntagme et paradigme
 
© 2018 Guy Spielmann

     On peut aborder le langage comme système signifiant composé de plusieurs micro-systèmes (phonologique, morphologique, syntaxique, semantique, lexical, prosodique, etc.). La division des sciences du langages (terme préférable à «la linguistique») dépend de la focalisation sur un système particulier.
     Quoi qu'il en soit, le système relève du virtuel, et l'analyse des faits de langue ne peut porter que sur des réalisations concrètes. Dans ce cas, qu'analyse-t-on exactement? Quelle manifestation concrète du language peut-on prendre pour objet d'étude—d'observation et d'analyse?
     Comme le non-spécialiste est tenté d'analyser «naïvement» à partir des mots et des phrases (en fait, sous l'influence de l'école), nous allons suivre la même démarche pour mieux montrer les différences avec une approche systémique. Nous allons donc préliminairement accepter la notion commune que le langage se matérialise en mots, qui s'additionnent pour former des phrases. Nous montrerons ensuite les limites de cette conception.

A) La notion de « phrase »
     La notion de « phrase » peut se comprendre de diverses manières, sur lesquelles les linguistes ne s'accordent pas forcément. Disons pour simplifier qu'une phrase se définit, dans un premier temps, comme une séquence de mots dotée de sens et pouvant fonctionner indépendamment. Par example, « Sophie parle » est une phrase, mais « *Sophie donne » n'en est pas une, car il manque au moins un élément (un complément du verbe « donner » : « Sophie donne son avis ».
     En français (comme dans l'ensemble des langues indo-européennes) on considère que la phrase minimale, dite aussi « phrase simple », comporte deux éléments: un sujet (ce dont la phrase traite; ce dont il est question) et un prédicat (ce que la phrase dit sur le sujet).
[ Sur l'analyse de la phrase, voir http://faculty.georgetown.edu/spielmag/docs/txt/analyse.htm ]
     En linguistique, on emploie plutôt les termes de syntagme nominal sujet (SN) et de syntagme prédicatif (SP), le terme de « syntagme » permettant de tenir compte du fait que le sujet et le prédicat ne se réduisent pas forcément à un élément unique, comme dans « Sophie parle ». Ainsi, dans la phrase « La jeune avocate regarde le dossier », le sujet est le syntagme « La jeune avocate », et le prédicat, le syntagme « regarde le dossier. »
     Cette première analyse en groupe fonctionnels ne nous indique pourtant pas quelles sont les unités minimales.

B) Relations syntagmatiques

Soit la phrase « La jeune avocate regarde le dossier. »

     1. A priori nous constatons que cette phrase est composée d'une séquence de mots qui se succèdent de gauche à droite. En français, cet ordre de lecture est crucial, car on ne peut le modifier sans changer ou perdre tout à fait le sens de cette phrase. Si on la lisait à haute voix, on produirait une séquence de sons se succédant chronologiquement, selon un ordre également imposé. L'ensemble des règles qui déterminent l'ordre selon lequel certains éléments peuvent être mis en séquence se nomme syntaxe. Un groupe d'éléments mis en séquence de manière cohérente, et qui est doté d'un sens propre, constitue un syntagme.
Note: La métaphore employée pour cette séquence est celle de la chaîne, et l'enchaînement des éléments selon les règles de la syntaxe s'appelle « concaténation » (du latin catena, signifiant «  chaîne »). On peut schématiser la phrase comme suit:

la --> jeune --> avocate --> regarde --> le --> dossier

--> symbolise un type de relation qu'on nomme syntagmatique : deux éléments peuvent être présents en même temps dans la phrase, et se suivre selon certaines contraintes. On peut traduire cette relation par « et »: il existe une séquence possible où l'on peut trouver un élément a et un élément b et un élément c, etc. En revanche, la séquence suivante n'est pas possible en français :

*jeune --> la --> dossier --> le --> regarde --> avocate

On dit que cette forme est agrammaticale (notée par un *) car elle enfreint les lois de la syntaxe.

Attention : ne pas confondre forme agrammaticale (qu'aucun locuteur natif de la langue ne produirait) et forme incorrecte (contraire à une norme, mais parfois produite par certains locuteurs). Ainsi la formule « Si j'avais su, j'aurais pas venu ! » (immortalisée dans le roman de L. Pergaud, La Guerre des boutons) est incorrecte, mais grammaticale.

     2. Dans un second temps, nous constatons que les règles de syntaxe ne s'appliquent pas aux mots, mais aux catégories de mots. Par exemple, en français, le déterminant (ici, l'article défini « la ») précède toujours le déterminé (ici, le nom « avocate »), mais l'adjectif épithète peut soit précéder le nom (« une jeune avocate »), soit le suivre (« le dossier vert »), en fonction soit du sens, soit de la forme. Sens : « ancien » antéposé signifie « n'ayant plus une certaine qualité », comme dans « l'ancien ministre », mais, postposé, il indique un âge avancé : « une voiture ancienne » (par exemple une Torpedo Bugatti de 1930). Forme : certains adjectifs de description, courts et fréquents, se placent normalement avant le nom (jeune, petit, beau, grand...), tandis que pour certains autres, l'antéposition produit un effet stylistique : « un vert dossier » n'est pas grammaticalement impossible, mais appartient au registre poétique—rarement utilisé pour parler de dossiers….
     De plus, la syntaxe du français veut que, dans une proposition indépendante affirmative, le sujet précède le verbe, et que le complément d'objet suive le verbe (c'est ce que les linguistes appellent une langue « SVC»). C'est pourquoi «Pierre frappe Paul» n'a pas le même sens que «Paul frappe Pierre». Le français est une langue où l'ordre des mots joue un rôle très important, alors que les langues à désinence, comme le latin, véhiculent le sens par la forme des mots. Dans la phrase «Petrus verbet Paulum», la désinence nous indique quel est le sujet du verbe (-us, nominatif) et quel est l'objet (-um, accusatif), si bien que la phrase pourrait se réaliser aussi bien «Paulum verbet Petrus» ou «verbet Paulum Petrus», «Petrus Paulum verbet», etc., ce qui permet de mettre l'accent sur l'un ou l'autre des éléments sans changer le sens. Pour faire cela en français, il faudrait recourir à une circumlocution: «C'est Paul que Pierre frappe».

Ainsi, le français autorise généralement la séquence:

Déterminant --> Adjectif --> Nom --> Verbe --> Déterminant --> Nom

Ceci nous permet de former par exemple les phrases suivantes:

«Mon petit frère allume la télé.»
«De splendides tableaux attirent mon regard.»
«Les jeunes Français adorent le rap.»
«Une vieille dame admire son petit-fils.»

On peut résumer cette structure dans le tableau suivant.

   Phrase

Syntagme Nominal

 Syntagme Prédicatif
   Syntagme Verbal

Syntagme Nominal
déterminant  adjectif  nom  verbe  déterminant  nom
 La  jeune  avocate  regarde  le  dossier


     Cependant, la syntaxe reflète des contraintes supplémentaires, puisque n'importe quel déterminant ne peut pas précéder n'importe quel adjectif ni n'importe quel nom: il existe donc d'autres règles qui régissent chaque catégorie de l'intérieur.

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C) Relations paradigmatiques

     Entre les éléments qui appartiennent à une même catégorie, c'est-à-dire qui peuvent remplir la même fonction dans la phrase, on doit donc postuler un deuxième type de relation. Cette relation implique la possibilité d'une substitution, qu'on peut traduire par «ou»: à un endroit donné de la séquence, on peut trouver un élément a ou un élément b ou un élément c, etc.

   Phrase
Syntagme Nominal  Syntagme Prédicatif
   Syntagme Verbal Syntagme Nominal
déterminant  adjectif  nom  verbe  déterminant  nom
 La  jeune  avocate  regarde  le  dossier
 Mon petit  frère  allume la télé
 Les jeunes Français  adorent  le rap
 De superbes  vases  attirent  mon  regard
 Une vieille  dame admire  son  chat

On appelle cette relation paradigmatique, et chaque catégorie un paradigme.
    On a ainsi défini deux types fondamentaux de relations entre les éléments d'un système, linguistique ou non, qu'on peut visualiser comme suit:

Remarques

1. Il est possible d'avoir une séquence où certaines catégories ne comportent aucun élément (ce qu'on note par «zéro», ou Ø):

Non seulement l'absence d'élément apparent n'affecte pas l'existence de la catégorie, mais c'est une «absence qui signifie» (on parle aussi de signifiant zéro). Par exemple, l'absence d'adjectif épithète dans «Les jeunes adorent le rap» signifie une généralisation: elle produit une affirmation selon laquelle tous les jeunes adorent le rap, ce qui s'oppose à l'affirmation plus restrictive que «Les jeunes Français adorent le rap.»

2. Tous les éléments d'un même paradigme ne peuvent pas se substituer librement à tous les autres, car la présence ou l'absence de certains éléments voisins dans la chaîne syntagmatique créent des contraintes: «une» doit être suivi par un adjectif ou un nom féminin et au singulier. Le verbe «discuter» ne peut pas être suivi directement d'un nom, comme «adorer», mais fonctionne avec une préposition («Trois amis discutent de politique»).

3. D'autre part, une séquence possible du point de vue de la syntaxe peut n'avoir pas de sens, par exemple: «Ces voitures discutent». La phrase est donc également soumise à des contraintes sémantiques. En conclusion, on distinguera donc:

a) Les phrases grammaticales et sémantiques: «Ces français font du rap», «La jeune dame regarde la télé», «Une vieille avocate adore mon petit-fils», «Mon jeune frère admire le dossier», etc.
     La grammaticalité indique qu'une phrase est possible (c'est-à-dire fonctionnelle) dans une langue; elle n'équivaut pas à la correction, déterminée par une norme qui ne sert qu'à délimiter les divers niveaux de langue (normal, familier, soutenu).

b) Les phrases agrammaticales, c'est-à-dire qu'un locuteur natif ne produirait ni ne reconnaîtrait comme possibles, et notées par un astérisque: *«Vieille français adorent son télé», *«Les avocate mon regard», etc.

c) Les phrases grammaticales, mais asémantiques, notées par un point d'interrogation : ?«Les tableaux regardent la télé», ?«De splendides voitures attirent le dossier», etc.
     L'asémantisme des phrases dans le cadre de l'analyse linguistique, qui ne tient généralement pas compte du contexte, souligne la pertinence de la pragmatique, qui s'intéresse au rapport entre les énoncés et la situation d'énonciation. En tant qu'énoncé (et non en tant que phrase), «Ces voitures discutent» aurait un sens si on l'emploie à propos d'un dessin animé, par exemple, où les voitures sont anthropomorphes et douées de parole.

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