On
peut aborder le langage comme système signifiant composé
de plusieurs micro-systèmes (phonologique, morphologique, syntaxique,
semantique, lexical, prosodique, etc.). La division des sciences du
langages (terme préférable à «la linguistique»)
dépend de la focalisation sur un système particulier.
Quoi qu'il en soit, le système
relève du virtuel, et l'analyse des faits de langue ne peut porter
que sur des réalisations concrètes. Dans ce cas, qu'analyse-t-on
exactement? Quelle manifestation concrète du language peut-on
prendre pour objet d'étude—d'observation et d'analyse?
Comme
le non-spécialiste est tenté d'analyser «naïvement»
à partir des mots et des phrases (en fait, sous l'influence de
l'école), nous allons suivre la même démarche pour
mieux montrer les différences avec une approche systémique.
Nous allons donc préliminairement accepter la notion commune
que le langage se matérialise en mots, qui s'additionnent pour
former des phrases. Nous montrerons ensuite les limites de cette conception.
A)
La notion de « phrase »
La
notion de « phrase » peut se comprendre de
diverses manières, sur lesquelles les linguistes ne s'accordent
pas forcément. Disons pour simplifier qu'une phrase se définit,
dans un premier temps, comme une séquence de mots dotée
de sens et pouvant fonctionner indépendamment. Par example,
« Sophie parle » est une phrase, mais « *Sophie
donne » n'en est pas une, car il manque au moins un élément
(un complément du verbe « donner » :
« Sophie donne son avis ».
En français (comme dans l'ensemble
des langues indo-européennes) on considère que la
phrase minimale, dite aussi « phrase simple »,
comporte deux éléments: un sujet
(ce dont la phrase traite; ce dont il est question) et un prédicat
(ce que la phrase dit sur le sujet).
[ Sur l'analyse de la phrase, voir http://faculty.georgetown.edu/spielmag/docs/txt/analyse.htm
]
En linguistique, on emploie plutôt
les termes de syntagme nominal sujet (SN) et de
syntagme prédicatif (SP), le terme de « syntagme »
permettant de tenir compte du fait que le sujet et le prédicat
ne se réduisent pas forcément à un élément
unique, comme dans « Sophie parle ». Ainsi,
dans la phrase « La jeune avocate regarde le dossier »,
le sujet est le syntagme « La jeune avocate »,
et le prédicat, le syntagme « regarde le dossier. »
Cette
première analyse en groupe fonctionnels ne nous indique pourtant
pas quelles sont les unités minimales.
B)
Relations syntagmatiques
Soit la phrase « La jeune avocate regarde le dossier. »
1.
A priori nous constatons que cette phrase est composée d'une
séquence de mots qui se succèdent de gauche à droite.
En français, cet ordre de lecture est crucial, car on ne peut
le modifier sans changer ou perdre tout à fait le sens de cette
phrase. Si on la lisait à haute voix, on produirait une séquence
de sons se succédant chronologiquement, selon un ordre également
imposé. L'ensemble des règles qui déterminent l'ordre
selon lequel certains éléments peuvent être mis
en séquence se nomme syntaxe.
Un groupe d'éléments mis en séquence de manière
cohérente, et qui est doté d'un sens propre, constitue
un syntagme.
Note: La métaphore employée pour cette séquence
est celle de la chaîne, et l'enchaînement des éléments
selon les règles de la syntaxe s'appelle « concaténation »
(du latin catena, signifiant « chaîne »).
On peut schématiser la phrase comme suit:
la -->
jeune -->
avocate -->
regarde -->
le -->
dossier
-->
symbolise un type de relation qu'on nomme syntagmatique : deux éléments
peuvent être présents en même temps dans la phrase,
et se suivre selon certaines contraintes. On peut traduire cette relation
par « et »: il existe une séquence possible
où l'on peut trouver un élément a
et un élément
b et un élément c,
etc. En revanche, la séquence suivante n'est pas possible en
français :
*jeune
--> la -->
dossier -->
le -->
regarde -->
avocate
On
dit que cette forme est agrammaticale (notée par un *)
car elle enfreint les lois de la syntaxe.
Attention : ne pas
confondre forme agrammaticale (qu'aucun locuteur natif de la
langue ne produirait) et forme incorrecte (contraire
à une norme, mais parfois produite par certains locuteurs). Ainsi
la formule « Si j'avais su, j'aurais pas venu ! »
(immortalisée dans le roman de L. Pergaud, La Guerre des
boutons) est incorrecte, mais grammaticale.
2. Dans un second temps, nous constatons
que les règles de syntaxe ne s'appliquent pas aux mots, mais
aux catégories de mots. Par exemple, en français, le déterminant
(ici, l'article défini « la ») précède
toujours le déterminé (ici, le nom « avocate »),
mais l'adjectif épithète peut soit précéder
le nom (« une jeune avocate »), soit le
suivre (« le dossier vert »), en fonction
soit du sens, soit de la forme. Sens : « ancien »
antéposé signifie « n'ayant plus une certaine
qualité », comme dans « l'ancien
ministre », mais, postposé, il indique un âge
avancé : « une voiture ancienne »
(par exemple une Torpedo Bugatti de 1930). Forme : certains adjectifs
de description, courts et fréquents, se placent normalement avant
le nom (jeune, petit, beau, grand...), tandis que pour certains autres,
l'antéposition produit un effet stylistique : « un
vert dossier » n'est pas grammaticalement impossible, mais
appartient au registre poétique—rarement utilisé
pour parler de dossiers….
De plus, la syntaxe du français
veut que, dans une proposition indépendante affirmative, le sujet
précède le verbe, et que le complément d'objet
suive le verbe (c'est ce que les linguistes appellent une langue « SVC»).
C'est pourquoi «Pierre frappe Paul» n'a pas le même
sens que «Paul frappe Pierre». Le français est une
langue où l'ordre des mots joue un rôle très important,
alors que les langues à désinence, comme le latin, véhiculent
le sens par la forme des mots. Dans la phrase «Petrus
verbet Paulum», la désinence
nous indique quel est le sujet du verbe (-us,
nominatif) et quel est l'objet (-um,
accusatif), si bien que la phrase pourrait se réaliser aussi
bien «Paulum verbet Petrus» ou «verbet
Paulum Petrus», «Petrus Paulum verbet»,
etc., ce qui permet de mettre l'accent sur l'un ou l'autre des éléments
sans changer le sens. Pour faire cela en français, il faudrait
recourir à une circumlocution: «C'est Paul que Pierre frappe».
Ainsi,
le français autorise généralement la séquence:
Déterminant
-->
Adjectif -->
Nom --> Verbe --> Déterminant
-->
Nom
Ceci
nous permet de former par exemple les phrases suivantes:
«Mon
petit frère allume la télé.»
«De splendides tableaux attirent mon regard.»
«Les jeunes Français adorent le rap.»
«Une vieille dame admire son petit-fils.»
On
peut résumer cette structure dans le tableau suivant.
Phrase |
Syntagme
Nominal
|
Syntagme
Prédicatif
|
|
Syntagme
Verbal |
Syntagme
Nominal
|
déterminant |
adjectif |
nom |
verbe |
déterminant |
nom |
La |
jeune
|
avocate |
regarde |
le |
dossier |
Cependant, la syntaxe reflète
des contraintes supplémentaires, puisque n'importe quel
déterminant ne peut pas précéder n'importe
quel adjectif ni n'importe quel nom: il existe donc d'autres
règles qui régissent chaque catégorie de
l'intérieur.
Haut
C)
Relations paradigmatiques
Entre les éléments
qui appartiennent à une même catégorie, c'est-à-dire
qui peuvent remplir la même fonction dans la phrase, on doit donc
postuler un deuxième type de relation. Cette relation implique
la possibilité d'une substitution, qu'on peut traduire par «ou»:
à un endroit donné de la séquence, on peut trouver
un élément a ou un élément b
ou un élément
c, etc.
Phrase |
Syntagme
Nominal |
Syntagme
Prédicatif |
|
Syntagme
Verbal |
Syntagme
Nominal |
déterminant |
adjectif |
nom |
verbe |
déterminant |
nom |
La |
jeune
|
avocate |
regarde |
le |
dossier |
Mon |
petit |
frère |
allume |
la |
télé |
Les |
jeunes |
Français |
adorent |
le |
rap |
De |
superbes |
vases |
attirent |
mon |
regard |
Une |
vieille |
dame |
admire |
son |
chat |
On appelle cette relation paradigmatique, et chaque catégorie
un paradigme.
On a ainsi défini deux types
fondamentaux de relations entre les éléments d'un
système, linguistique ou non, qu'on peut visualiser comme
suit:
|