LE MANUEL

Dernière mise à jour: 22 septembre 2013
© 2013 Guy Spielmann

    Quel manuel allons-nous (devrions-nous) utiliser? Répondre à cette question, que tout enseignant s'est un jour posée, est d'autant moins simple qu'il existe sur le marché une pléthore de manuels pour débutants parmi lesquels il peut sembler difficile de faire un choix. En fait, cette question n'est souvent pas la bonne, car pour choisir le manuel le plus approprié il faudrait d'abord déterminer le programme de cours, et non l'inverse.
     Les indications qui suivent visent donc à ébaucher une méthode permettant de sélectionner, de la façon la plus systématique et la plus rationnelle possible, le manuel qui sera le mieux adapté au programme de chacun. Il ne s'agit pas en effet d'établir une hiérarchie absolue: il n'existe pas, il ne peut pas exister de manuel idéal, pour la simple raison qu'un manuel est écrit pour un public moyen hypothétique, et ne saurait donc être employé de la même façon par tous, avec les mêmes résultats.
     Le manuel est un outil; bien qu'on en trouve de bons et de moins bons, la qualité du cours dépend toujours de celui qui se sert de cet outil, qui l'adapte, qui l'interprète. Jamais un excellent manuel ne pourra pallier les déficiences du professeur, ni celles du programme.

I. Avant d'examiner les manuels disponibles

     Puisque le meilleur manuel est celui qui s'adaptera le mieux à un curriculum donné, il faut d'abord avoir élaboré celui-ci. C'est une grave erreur — hélas fréquente — que de laisser un manuel dicter la structure du cursus, qui doit refléter des circonstances et des critères propres à chaque institution.
     Il est donc indispensable d'avoir au préalable établi les grandes lignes de son programme, devant donner corps à des orientations philosophiques, pédagogiques et méthodologiques clairement définies. On doit ensuite se demander quelle place le manuel et ses accessoires vont occuper dans le cursus, étant donné que, par définition, aucun manuel n'est adapté à un cursus particulier.
    On s'intéressera ici au manuel proprement dit, c'est-à-dire à un livre; il est certes rarissime que ce livre ne soit pas accompagné d'un cahier d'exercices, de CD et DVD audio et vidéo, d'un logiciel d'activités, etc., mas il faut savoir que ces accessoires ne sont pas nécessairement produits ni même contrôlés par les auteurs du manuel, et que leur qualité peut se révéler très variable.


II. Examiner le manuel


A) L'Impression d'ensemble
     Lorsqu'on aborde un manuel, il est bon de commencer par le feuilleter pour en tirer une impression générale qui a son importance: une mise en page aride, rebutante, ou au contraire trop complexe ou bariolée finira par poser problème, car le manuel (contrairement à d'autres livres) servira de compagnon quotidien de l'étudiant, et ses défauts seront exacerbés par cette fréquentation assidue.

B) Philosophie et méthodologie

     Tout manuel qui se respecte procède de principes philosophiques et méthodologiques précis et explicites, qui doivent être énoncés d'emblée, c'est-à-dire dans l'introduction, ou éventuellement dans un livret explicatif séparé. Il appartient à tout un chacun de décider si ces principes correspondent à ceux formulés dans le cursus, mais la décision ne peut être prise en connaissance de cause que si l'on dispose de suffisamment d'éléments d'information.
On se défiera donc tout particulièrement

  • des manuels qui se disent adaptés à n'importe quelle approche, ce qui signifie qu'ils ne sont appropriés à aucune. Produire un manuel exige de faire certains choix méthodologiques qui en excluent forcément d'autres; prétendre le contraire relève de la malhonnêteté intellectuelle. Ceci reste vrai même s'il est toujours possible, grâce à d'habiles bricolages, d'adapter un manuel à une approche pour laquelle il n'était pas conçu.
  • des manuels dont l'introduction méthodologique reste extrêmement brève; c'est un signe que les auteurs n'ont rien de nouveau à offrir, et présument qu'il existe une sorte de méthode par défaut bien connue de tout enseignant, et qui peut se résumer par une formule ou une expression. Il faut savoir que, pour des raisons purement commerciales, les éditeurs n'hésitent pas à faire paraître des manuels produits à la chaîne, de caractère particulièrement générique et qui n'ajoutent absolument rien à ce qui est déja disponible. On se méfiera tout particulièrement des ouvrages dont le nom de l'auteur (ou des auteurs) ne figure pas sur la couverture.

C) La Cohérence interne
     Les orientations philosophiques et méthodologiques précisées dans l'introduction doivent être mises en ¦uvre dans le corps de l'ouvrage. Ainsi, une approche qui se veut «communicative» ne devrait pas proposer des exercices de grammaire camouflés, ou être organisée en fonction d'une progression exclusivement linguistique.

1. Les Types de structure

Le nombre et la variété des manuels cache en fait un répertoire réduit de types d'organisation. L'introduction du manuel devrait exposer clairement de quel(s) type(s) les auteurs se réclament:

a) Organisation linguistique. La plus traditionnelle, elle suit une progression de complexité des structures grammaticales. Avantage: facile à gérer et à contrôler dans une visée mécaniste. Inconvénient: cette progression n'est pas établie sur des critères pertinents quand à l'utilisation naturelle de la langue. Par exemple, certaines formes du subjonctif, acquises très tôt par les locuteurs natifs, sont reléguées en fin de manuel sous prétexte que le subjonctif est plus «complexe» que l'indicatif. La focalisation sur les phrases «complètes et correctes» nuit à l'acquisition d'une compétence fonctionnelle.

b) Organisation indexée sur les niveaux de compétence. Les échelles de niveaux mises au point en Amérique par l'association des professeurs de langues secondes (ACTFL Proficiency Scale), et en Europe par un consortium international (Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues—CECRL), déterminent la progression de l'apprentissage en fonction de ce que l'apprenant peut faire avec la langue. Avantage: en principe, focalisation sur des tâches plutot que sur des structures, selon des objectifs bien définis. Inconvénient: l'échelle ACTFL, conçue à titre expérimental comme «guide», pour envisager la compétence réelle (par opposition à une connaissance des règles), a été abusivement érigée en instrument de mesure objectif. En pratique, l'enseignement «de compétence» semble ne pas exclure les méthodes grammaticales traditionnelles, et reste axé sur la compétence linguistique. De plus, il recourt systématiquement à l'anglais, ce qui la rend peu compatible avec un enseignement communicatif ou d'immersion. Bien que la perspective résolument actionnelle (task-based) du CECRL permette d'éviter cet écueil, elle a pour contrepartie un certain flou quand à la manière dont les diverses tâches peuvent être accomplies. On peut donc interpréter les niveaux de manière plutôt communicative — la fin justifiant les moyens, quel que soit le niveau de langue utilisé — ou de manière plus traditionnelle, en ramenant l'accomplissement des tâches à la réalisation de formes morpho-syntaxiques et lexicales correctes qui, «normalement», servent à les réaliser.

c) Organisation fonctionnelle-notionelle. Progresse en fonction de notions et de fonctions communicatives à acquérir. Avantage: c'est sans doute l'option la plus proche d'un mythique enseignement «communicatif». Inconvénient: toute hiérarchisation des notions et fonctions reste discutable, puisqu'elle est susceptible de varier selon les objectifs du cours. Deplus, fonctions, notions et thèmes sont facilement confondus.

d) Organisation thématique. Rare à l'état pur, mais présente dans la grande majorité des manuels: on échappe rarement au chapitre sur «la nourriture», «les voyages», etc. Avantage: l'organisation thématique peut correspondre à un programme de contenu (culturel, historique, géographique) intégré à la progression linguistique ou fonctionnelle-notionelle. Inconvénient: les thèmes servent souvent d'habillage à des objectifs grammaticaux plutôt que communicatifs.

e) Organisation narrative. C'est une histoire qui sert de «pré-texte» à l'apprentissage, en introduisant thèmes, fonctions, et structures au fil de la narration (French In Action, Destinos). Avantage: quoi que difficile à réaliser — elle exige des auteurs un véritable talent d'écrivain —cette approche permet d'ancrer l'apprentissage dans un cadre réaliste et intéressant, et se prête particulièrement bien au jeu de rôle et à la simulation. Inconvénient: il faut suivre la méthode pas à pas, pour connaître les personnages et les événements passés, et la centralité de l'histoire risque de provoquer un effet centripète qui rend les étudiants très dépendants et limite considérablement les possibilités de personnalisation de l'apprentissage.

Tout manuel représente une synthèse de ces types (qui ne sont pas mutuellement exclusifs), avec une dominante plus ou moins marquée. Après l'avoir identifiée, il reste à se demander

  • si l'approche correspond bien aux orientations définies dans la préface;
  • si l'approche correspond aux orientations définies dans son curriculum.

2. Les Types d'activités
     Chaque approche, chaque méthode privilégie un ou des types d'activités proposés aux étudiants. Sans affirmer que tel type d'activité est intrinsèquement supérieur à tel autre, on peut néanmoins s'inspirer des recherches les plus récentes dans le domaine de l'acquisistion des langues secondes pour formuler les critères suivants:
a) Les activités devraient correspondre aux principes exposés dans la préface du manuel. Ceci est particulièrement vrai pour les manuels qui se disent «communicatifs», et qui ne sauraient se contenter d'exercices de grammaire plus ou moins habilement déguisés ou «contextualisés».
b) Tous les aspects de la compétence devraient être sollicités, même s'ils le sont à des degrés divers: compréhension et production (à l'oral ainsi qu'à l'écrit), compétence stratégique, socio-linguistique et culturelle...
c) Les activités devraient créer une variété de prises de parole ou de situations d'écrit, en multipliant les rôles communicatifs que les étudiants sont amenés à prendre.
c) Il est bon d'alterner activités convergentes (c'est-à-dire dont le résultat est fixé d'avance) et divergentes (dont le résultat dépend en partie des choix de l'apprenant).
d) Les activités devraient se focaliser alternativement sur l'apprenant et son univers familier (pour faciliter la compréhension et la prise de parole) et sur l'univers culturel de la langue-cible (pour créer des situations de langue authentiques).
e) Les activités devraient simuler des situations de langue aussi réalistes que possible, en respectant au mieux les données culturelles d'au moins une communauté où la langue est parlée. Ceci vaut même pour les «exercices de grammaire».
f) Dans la mesure du possible, les activités devraient s'appuyer sur des documents authentiques visuels reproduits dans le manuel, voire se prêter à une mise en oeuvre légèrement modifiée par l'apport d'un document distribué par l'enseignant.

D) L'Image
     Le rôle de l'image — fixe ou mobile — dans la didactique des langues secondes est crucial à double titre: c'est souvent elle qui permet la compréhension sans avoir recours à la langue première, et qui permet de présenter et de faire saisir certaines réalités culturelles de façon beaucoup plus directe et efficace qu'une description ou une explication. Toutefois, l'abondance et la qualité des illustrations et des vidéos ne doit pas faire illusion quant à leur valeur didactique:

1. L'image a-t-elle une valeur autre que décorative ou illustrative? Les éditeurs se plaignent toujours du manque d'espace et du coût des reproductions en couleur; raison de plus pour utiliser l'image judicieusement, et pas seulement pour «faire joli». On peut donc se demander ce que la présence d'images sur la page va apporter, ou apporter de plus. Puisque la principale caractéristique de la vidéo est la mobilité de l'image, qui permet de montrer l'action et le processus, on ne devrait jamais se contenter de filmer des gens simplement en train de parler… or, c'est exactement ce que font de nombreuses vidéos «pédagogiques»!

2. Quels sont les rapport entre l'image et le texte? Si généralement l'image «illustre» un texte, elle peut également apporter le contenu informatif principal, le texte prenant alors le rôle de légende; ce sont deux cas de complémentarité. Dans d'autre cas, lorsque texte et image véhiculent la même information, il y a redondance. Divers modes de la communication exploitent divers rapports possibles, qu'un manuel devrait reproduire. Dans une vidéo, l'utilisation du sous-titrage optionnel dans la langue du film permet de multiples possibilités d'utilisation.

3. L'image est-elle exploitable dans un but didactique? Certaines des images devraient pouvoir servir de base à des activités aussi simple que la description et aussi complexe que l'interprétation de structures culturelles. Il faut donc qu'elles soient claires, détaillées et culturellement spécifiques.

E) Les documents authentiques
     Les questions liées aux documents authentiques reproduits dans les manuels recoupent pour la plupart celles qui se posent à propos de l'image et la vidéo. Même si, en un sens, reproduire un document sur une page ou un écran lui ôte sa matérialité, et donc son authenticité, il n'en reste pas moins que de tels documents peuvent servir de base à diverses activités plutôt que de simplement «illustrer» le linguistique. On pourra donc retenir des critères de

  • clarté
  • possibilité d'exploitation comme fondement d'activités
  • spécificité culturelle
  • représentativité des diverses communautés où la langue est parlée

F) Les conseils d'utilisation
     Les conseils d'utilisation ne sont pas censés faire le travail de l'enseignant à sa place, mais lui ouvrir des perspectives qu'il n'avait pas forcément considérées. Comme pour la préface, le nombre et le détail de ces indications correspond le plus souvent à la profondeur du projet pédagogique et didactique: on n'a guère besoin d'expliquer comment faire un exercice structural! Expliquer comment il convient d'enseigner avec le manuel correspond donc à un souci de formation de l'utilisateur, et à une volonté d'éviter la «methode par défaut» déjà évoquée. Il est important d'en prendre connaissance avec la plus grande attention pour pouvoir se faire une idée sur la nature exacte du manuel, et le genre de cours auquel il se prête.


III. Evaluer les accessoires
     Les accessoires sont souvent le point faible de l'ensemble, parce qu'ils n'ont parfois pas été produits par les auteurs du manuel ou parce qu'ils sont communs à plusieurs manuels (cas fréquent chez les grands éditeurs). En réalité, il s'agit là d'un probléme assez mineur, puisque ces accessoires représentent surtout une démarche promotionnelle, encouragée par la concurrence: nul ne saurait aujourd'hui mettre sur le marché un manuel dépourvu d'une série video, de logiciels, de centre de ressource en ligne et autres brimborions. Toutefois, seul l'enseignant totalement dépourvu d'imagination et/ou réduit à la plus grande isolation pourrait se contenter de ces accessoires.


A) Le «Cahier d'exercice» ou le logiciel d'exercice

     Complément quasi-indispensable du manuel, il devrait se conformer aux mêmes critères que celui-ci quant aux activités proposées, à l'utilisation des images et des documents authentiques; il ne devrait donc y avoir aucun décalage méthodologique entre les deux ouvrages. Le problème le plus fréquent dans les cahiers est le recours à des exercices très mécaniques que le manuel évite, parce que l'apprenant les fait seul. Il est à noter que les approches communicatives favorisent les cahiers auto-corrigés.

B) Les documents audio
     Généralement utilisées avec le cahier, elle doivent essentiellement prodiguer à l'apprenant une source de langage authentique en dehors de la classe. Les enregistrements devraient reproduire un langage parlé aussi naturel que possible, et ce dans des segments de longueur variable représentant une variété de types discursifs, pas seulement des dialogues: discours, messages de répondeurs, publicités radiophoniques, etc. Les meilleures font intervenir des locuteurs d'origines régionales, d'âge et de sexe divers, afin de représenter la diversité de l'usage d'une langue; elles incorporent aussi des documents sonores authentiques, comme les émissions de radio.

C) Les documents vidéo
     Les séries fictionnelles réalisées exprès pour un manuel sont rarement bonnes: scénarios ringards, situations convenues, jeu d'acteurs inepte... Celles qui sont composées de documents authentiques et/ou d'interviews sont évidemment plus intéressantes, mais souvent beaucoup plus difficile d'abord. Ce qu'on est en droit d'exiger, c'est une utilisation judicieuse de ce médium:, on filme trop souvent des gens en train de parler, ce qui annule les avantages de la visualisation et du mouvement. Une vidéo didactique pour débutants devrait comporter une bonne part de redondance entre le visuel et le linguistique, comme par exemple dans un bulletin météorologique, où le journaliste montre une carte tout en expliquant le temps qu'il fait.

D) Les Transparents
     Ils permettent d'utiliser des ressources visuelles à moindre coût, et surtout de fixer l'attention des étudiants en la détournant des pages du livre. Le fait qu'on puisse y écrire et même y rajouter des couleurs les rend extrêmement pratiques. Dans l'idéal, certains transparents devraient reprendre les illustrations du manuel, alors que d'autres devraient être originaux.

E) Les Logiciels (didacticiels)
     Les tout premiers didacticiels fournis avec les manuels proposaient pour la plupart des exercices structuraux ou des activités à choix multiples d'un intérêt très réduit, parfois masqué par une production haute en couleur. Le problème réside dans les coûts de production: un bon didacticiel devrait essentiellement se présenter sous le même format qu'un jeu vidéo interactif, dont la création exigerait un énorme investissement, inenvisageable pour un manuel. Autant donc utiliser un jeu vidéo commercial dans la langue cible — il en existe d'excellents qui proposent des enquêtes, par exemple — en l'adaptant à ses besoins.

IV. En Conclusion...
     Le manuel idéal n'existant pas (par définition), on tiendra compte des critères formulés ci-dessus pour déterminer celui qui s'adaptera le mieux à ses besoins particuliers. Il faudra naturellement hiérarchiser ces critères: l'ordre que je suggère ici ( Philosophie et méthodologie; cohérence interne; utlisation de l'image et des documents authentiques; accessoires) pouvant servir de modèle.
     Il est important de formaliser cette hiérarchie à l'avance pour déjouer les stratégies commerciales des éditeurs qui visent à impressionner l'utilisateur à partir d'éléments qui ne sont pas forcément les plus pertinents pour lui. D'autre part, le meilleur moyen de voir évoluer les manuels dans une direction que l'on juge souhaitable est de se manifester auprès des éditeurs; après les chiffres de vente, les commentaires —  élogieux ou critiques — venus d'utilisateurs réels ou potentiels sont pris très au sérieux dans l'élaboration d'éditions ultérieures ou de nouveaux manuels.


 



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