L'enseignement et l'apprentissage
du vocabulaire focalisent souvent une grande partie de l'activité
d'un cours de débutants et mérite donc une attention
particulière, selon trois axes de questionnement:
-
Qu'est-ce que
«le vocabulaire»?
-
Que veut-on
dire exactement par «connaître du vocabulaire»?
-
Qu'est ce que
le sens d'un mot?
Ce n'est qu'après
avoir apporté des réponses solides à ces interrogations
qu'on pourra commencer à tirer des conclusions quant aux meilleures
orientations didactiques.
I.
Qu'est-ce que «le
vocabulaire»?
A)
Vocabulaire et lexique
Le terme de vocabulaire
désigne un ensemble de mots relatifs à un contexte
particulier, et s'oppose ainsi au lexique, ensemble
de tous les mots théoriquement disponibles au locuteur d'une
langue donnée. On parlera ainsi de «vocabulaire de
la philosophie», «vocabulaire de la métallurgie»,
«vocabulaire des joueurs de tennis», etc. Ainsi, un
locuteur particulier peut connaître et faire usage de plusieurs
vocabulaires, mais nul ne maîtrise le lexique dans son entièreté.
B) Variabilité du vocabulaire
Les
limites du lexique, ainsi que celles des divers vocabulaires, restent
floues en raison
1. d'une évolution
constante de la langue: certains mots apparaissent, d'autres
disparaissent, d'autres encore changent de sens ou se marginalisent
(ils deviennent spécialisés, archaïques…);
2. des critères d'inclusion/exclusion qui varient
selon les modalités de choix: il faut généralement
un ou deux ans avant que les mots nouvellement apparus dans l'usage
ne fassent leur entrée dans un dictionnaire de référence
(comme Le Robert), plus longtemps encore avant qu'ils ne
soient officiellement entérinés dans les prescriptions
ministérielles, ou avant d'être éventuellement
agréés par l'Académie française (beaucoup
ne le sont jamais). Hormis ces «avis autorisés»,
les opinions peuvent varier quant à la nature et au sens
des mots d'un vocabulaire donné.
C)
Variabilité de la connaissance et de l'usage d'un vocabulaire
La
maîtrise d'un vocabulaire donné par un individu donné
n'est jamais uniforme, et l'on pourra au moins distinguer
1.
Un vocabulaire commun d'usage, mis en oeuvre par tous
les locuteurs avec une fréquence élevée
dans leur production orale et écrite;
2. Un vocabulaire
commun de reconnaissance connu
de tous les locuteurs, mais qui n'est pas activement utilisé
de manière fréquente par tous;
3. Un vocabulaire
personnel (ou «idiolecte»), c'est-à-dire
un stock de mots et d'expressions utilisés avec un
fréquence élevée par un locuteur donné
en fonction de ses goûts, de ses besoins et de son appartenance
à tel ou tel goupe social ou professionnel. On y trouvera
éventuellement des mots marginaux, absents ou employés
avec un sens substantiellement différent chez d'autres
locuteurs.
4. On ajoutera
à ces trois catégories les vocabulaires usités
par des groupes sociaux (ou «sociolectes»), professionnels
(«jargons»), ou encore les vocabulaires régionaux,
ceux des patois et des dialectes, où
l'individu puise plus ou moins sélectivement.
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D)
Variabilité de niveau (registre)
Enfin, le vocabulaire peut refléter
les variations de niveau de langue : niveau soutenu,
normal (ou standard), et familier (et, éventuellement,
vulgaire). Dans le cas du français, il existe également
d'importantes différences entre la langue écrite et
parlée qui s'étendent au vocabulaire.
E) Conclusions préliminaires :
quel « français standard »?
« Le vocabulaire »,
singulier et homogène est une illusion.
Les multiples divisions décrites
ci-dessus ne suffisent pas à catégoriser formellement
et exclusivement tous les mots d'une langue, puisqu'un même
mot appartient généralement à plusieurs catégories,
et que l'usage qui en est fait peut encore varier d'un locuteur
à l'autre. Ce qu'on appelle argot, par exemple, est
à l'origine un sociolecte propre à la pègre,
à la limite du jargon (si l'on veut bien considérer
la délinquance comme un métier...); certains de ses
termes, passés dans l'usage courant, ont perdu leur valeur
sociolectale pour entrer dans le niveau familier (ou vulgaire) du
vocabulaire commun d'usage ou de reconnaissance. L'argot s'est donc
généralisé du point de vue de l'usage, mais
en se spécialisant du point de vue du registre.
Enfin,
chaque locuteur ne jouit pas de la même amplitude lexicale:
beaucoup de francophones, par exemple, maîtrisent mal le niveau
soutenu, et ne sont vraiment à l'aise que dans un sociolecte
unique, celui de leur milieu d'extraction, qui généralement
reflète une variante régionale d'autant plus marquée
que le niveau socio-culturel du locuteur est bas.
Ainsi, le vocabulaire du « français
standard » — que l'on veut enseigner dans les cours
de FLE et de FLS — se définit principalement en
négatif comme n'appartenant à aucun sociolecte particulier ;
il est donc soit totalement artificiel, soit en réalité
assimilé au sociolecte des classes moyennes urbaines éduquées.
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II.
Que veut dire exactement « Connaître du vocabulaire »?
A) «Connaître
un mot» renvoie en fait à des
réalités diverses, qui peuvent s'ajouter et
se recouper:
- comprendre le(s) sens du
mot
- reconnaître ce mot
lorsqu'il est utilisé (à l'oral ou à
l'écrit)
- savoir prononcer correctement
le mot
- savoir orthographier le
mot
- savoir utiliser à
propos le mot en contexte
- savoir la/les définitions
du mot (sa dénotation --- sens et
acceptions, voir ci-dessous)
- savoir exprimer cette/ces
définition(s)
- savoir éventuellement
la/les connotation(s) du mot
- avoir mémorisé
le mot et sa/ses définition(s) et sa/ses connotation(s)
Idéalement,
le locuteur devrait démontrer toutes les compétences
ci-dessus pour qu'on puisse dire qu'il/elle «connaît »
vraiment un mot. En réalité, cette connaissance
reste souvent partielle, et une grande partie du lexique
n'est activée qu'en reconnaissance (vocabulaire dit
« passif »).
Par ailleurs, très peu de locuteurs sont capables
de donner une définition précise et complète
(à la façon d'un dictionnaire) des mots qu'ils
utilisent couramment. Ce type de connaissance n'est indispensable
que dans des usages spécialisés (discours
professionnel par exemple).
Il n'est pas nécessaire
d'avoir déjà vu ou entendu un mot pour le
comprendre, puisque la compétence linguistique comprend
la capacité à extrapoler
l'existence de mots inconnus selon les règles de
génération lexicale propre à chaque
langue. Ainsi, connaître le substantif « la
danse » suffit à prédire l'existence
de « danseur/euse », du verbe « danser »,
de l'adjectif « dansable » (et même
« indansable »). On pourrait donc
ajouter que connaître du vocabulaire, c'est aussi
pouvoir supposer avec une certaine précision l'existence
de mots encore inconnus, ou bien reconnaître un mot
lors de sa première occurrence: si je possède
déjà les mots « lecteur »
et «patron», ainsi que le suffixe substantivant « -at »,
je vais comprendre immédiatement « lectorat »
et « patronnat » sans les avoir jamais
vus ni entendus.
B)
L'acquisition du vocabulaire a son outil
aux usages multiples, le dictionnaire, qui sert à
-
vérifier
l'orthographe d'un mot déjà connu
-
vérifier
la définition d'un mot déjà connu,
mais dont on est pas certain du sens exact
-
apprendre
la définition d'un mot inconnu
-
vérifier
la présence effective dans le lexique d'un
mot dont on suppose l'existence
-
élargir
le champ notionnel d'un mot déjà connu,
mais dont on ne possède qu'une partie des sens
ou des acceptions possibles
-
trouver
un synonyme, un antonyme d'un mot connu
-
apprendre
des mots nouveaux à partir de mots connus
On voit donc que la connaissance
lexicale peut et doit se concevoir de manière dynamique
et graduée : dynamique,
puisque le savoir est constamment en construction, et
graduée puisqu'il existe de nombreuses
étapes entre ignorer un mot tout à fait,
et le connaître «à fond».
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III.
Qu'est-ce
que le sens d'un mot?
A) Le sens d'un mot s'établit
à trois niveaux: dénotatif, connotatif
et pragmatique
dénotatif : c'est la définition qu'on trouve
dans le dictionnaire, qui peut se diviser en plusieurs sens
(par ex. «suivre» = «se placer après»
et «se conformer à» — on parle
alors de polysémie), qui eux mêmes peuvent
se subdiviser en plusieurs acceptions (variantes
d'un même sens: par ex., «suivre la mode»,
et «suivre les directives ministérielles»).
connotatif : certains mots possèdent
un ou plusieurs sens qui ne figurent pas dans leur définition,
mais qui sont sanctionnés par l'usage
dans une communauté culturelle donnée. Ainsi,
l'utilisation de l'adjectif « national »
par des mouvements politiques d'extrême-droite a provoqué
l'apparition d'une connotation attachée à
ce mot — qui devient péjorative dans le
discours des opposants de l'extrême-droite. De même,
le vocable de « travailleurs immigrés »
se charge de diverses connotations selon qu'on stigmatise
la présence de ces personnes sur le territoire français,
ou au contraire qu'on se solidarise avec eux et qu'on cherche
à défendre leur droits.
pragmatique: c'est la signification qu'un mot prend
dans un contexte donné, au-delà
des sens et des acceptions qu'il possède en propre.
B) Le sens
d'un mot est toujours relationnel, c'est-à-dire
qu'il s'établit contrastivement en fonction du sens
d'autres mots dans une même langue. De plus, en linguistique,
on considère qu'un mot se compose de morphèmes,
ou unités minimales porteuses de sens dans la chaîne
parlée, qui sont elles-mêmes analysables en un
certain nombres d'éléments minimaux de sens
non réalisés, les sèmes (ou sémèmes).
Ces divisions sont propres à chaque langue, ce qui
explique la difficulté — ou même l'impossibilité
fondamentale — de la traduction.
En effet, proposer une équivalence
simple de terme à terme (par exemple, « boîte »
= box) suppose que ces deux mots ont exactement la
même valeur sémantique, les mêmes sens,
les mêmes acceptions — ce qui arrive très
rarement, même dans le cas de langues relativement proches
comme le français et l'anglais. Par exemple, l'équivalence
<« boîte » = box>
marche bien dans une formule comme « boîte
de biscuits » = box of cookies, mais pas
du tout pour « boîte de nuit »,
ou « j'ai dix ans de boîte » puisque
les autre sens du mot « boîte »
ne correspondent à aucun des sens du mot box.
Les choses se compliquent encore si l'on considère
les dérivés comme « emboîtement »,
le verbe «emboîter» (comme dans «emboîter
le pas») et les expressions idiomatiques (« mettre
(qqun) en boîte ») dont les équivalents
en anglais ne sont pas dérivés de box,
alors que, dans l'autre sens, mots et expressions dérivés
de box (boxy, think outside of the box)
ne seront pas rendus en français par des mots et des
expressions dérivés de « boîte ».
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IV.
Implications didactiques
L'enseignement du
vocabulaire doit avant tout respecter les réalités
linguistiques signalées ci dessus. Il est donc impératif
de
-
distinguer
le vocabulaire de reconnaissance du vocabulaire d'usage,
beaucoup plus restreint
-
favoriser
chez l'apprenant la constitution d'un vocabulaire personnel
-
concevoir
l'apprentissage de façon graduée et dynamique,
avec notamment une phase d'exposition/comprehension, une phase
d'usage guidé et une phase d'appropriation
-
présenter
ou faire découvrir le vocabulaire à partir d'un
contexte cohérent et réaliste
-
insister sur
le caractère contextuel du sens
-
présenter
ou faire découvrir le vocabulaire en réseau, selon
des champs sémantiques (mots qui partagent un
même élément de sens: ex, noter, écrire,
rédiger, composer, griffoner....) ou des champs lexicaux
(mots de la «même famille»: rédiger,
rédacteur, rédaction), voire par association dans
des champs notionnels ou thématiques (banque, argent,
liquide, virer, compte). On pourra utiliser des schémas
ou des diagrammes pour visualiser ces champs
-
enseigner
et faire pratiquer aux apprenants des stratégies d'extrapolation
pour prédire l'existence de mots inconnus à partir
des règles génératives de la langue
-
enseigner
et faire pratiquer aux apprenants des stratégies d'élucidation
du vocabulaire à l'aide du dictionnaire ou d'autres outils
ou documents
-
enseigner
et faire pratiquer aux apprenants des stratégies de
périphrase qui permettent non seulement de pallier
l'ignorance de certains mots ou expressions, mais aussi d'enrichir
son vocabulaire à travers la négociation avec
les natifs
-
faire utiliser
le dictionnaire selon toutes les possibilités qu'il offre
(voir ci-dessus), et pas seulement pour vérifier le sens
ou l'orthographe d'un mot
Il
faut absolument proscrire
- l'utilisation du dictionnaire bilingue
- le recours à
la traduction pour élucider le sens des mots
- le recours à
la mémorisation systématique
- l'enseignement et
l'apprentissage du vocabulaire à partir de listes décontextualisées
- l'enseignement et
l'apprentissage de mots
isolés et/ou hors de contexte
- l'évaluation
uniforme de la compétence
lexicale (tous les élèves doivent maîtriser
— mémoriser et activement utiliser — tous les mots «appris» en classe)
- l'évaluation
binaire de la maîtrise
lexicale: un mot est soit « su »,
soit « non su », sans gradations
possibles
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