Introduction à la sémiotique


III. Analyse des systèmes signifiants et des textes
le texte publicitaire

le texte publicitaire Analyse de la campagne Carlsberg Publicités 1Publicités 2
 
 © 2022 Guy Spielmann

Analyse de la campagne de publicité pour la bière Carlsberg

I. Le Corpus

Pour les besoins de cette analyse, le corpus se compose de 11 pages publiées dans différents numéros du magazine hebdomadaire d'information français L'Express dans les années 1990. Les pages ont été mises dans un ordre qui n'était pas forcément celui de leur apparition.

Cliquez sur l'image pour obtenir une version aggrandie.

Fig. 1

Fig. 2

Fig. 3

Fig. 4


Fig. 5

Fig. 6

Fig. 7

Fig. 8

Fig. 9

Fig. 10

Fig. 11
 

 


II. Analyse

     Cette analyse est un résumé et une synthèse qui ne rend pas compte de l'intégralité du processus inductif et empirique qui conduit le lecteur, très progressivement, à construire complètement le sens du message, et qui nous permet de déterminer le fonctionnement du système à partir duquel ce texte est produit.
     Les images ci-dessous ne représentent, à titre d'échantillon, qu'une partie de la série complète publiée dans la presse, qui comprenait en tout une quinzaine d 'images différentes

0. Description générale du corpus: série d'annonces publicitaires en une page pour la bière Carlsberg

0.1. A priori, on constate l'existence d'une série de publicités en une page, qui figuraient isolément (une par semaine) dans un magazine hebdomadaire d'information français, L'Express, sur une durée de plusieurs mois.

0.2. Nous pouvons considérer l'ensemble de ce corpus (la campagne publicitaire) comme un texte et, dans une première hypothèse, que chaque page de publicité constitue une unité liée aux autres par une relation paradigmatique, puisqu'il n'y a jamais deux de ces publicités à la fois dans un même magazine.

0.3. Le but du sytème à partir duquel ce texte est produit peut être décrit comme l'expression d'un message injonctif par un annonceur (l'émetteur) destiné à un lecteur et consommateur potentiel (le récepteur), et qu'on peut formuler linguistiquement comme « Achetez la bière Carlsberg ».

0.4. Dans un deuxième temps, on constate que chacune des unités (pages individuelles) constitue à son tour un texte (un microtexte), manifestant un microsystème.

1. Description des pages individuelles (microtextes) d'un point de vue communicatif

1.0. Support physique (Medium): encre de couleur sur papier. Canal visuel direct.

1.1. Code : il est triple : pictural (image photographique), pictural/linguistique (logo «Carlsberg beer», intégré à l'image), et linguistique (slogan « Probably the best beer in the world »).

2. Description des unités

2.0. La page se décompose en deux éléments: l'image et le slogan, qui correspondent à deux codages différents.

2.1.0. l'image comporte trois sous-ensembles le logo « Carlsberg Beer », le véhicule qui porte le logo, et le décor.

2.1.1. Le logo est un ensemble invariant de trois formants:

  • un syntagme nominal en anglais, « Carlsberg Beer »
  • un graphisme particulier (une police d'imprimerie)
  • la combinaison de deux couleurs: blanc pour les lettres, vert pour le champ

2.1.2. Les diverses instances de décor (forêt, champs cultivés, fleuve, désert, etc.) n'ont pas d'autre point commun que d'être un décor, et n'expriment pas chacune un sens particulier. (voir 4.1.1.) Le décor (en général) fonctionne donc comme unité au niveau de la page (microtexte); chacun des décors observables, en particulier, n'est qu'une variante paradigmatique de cette même unité (un allomorphe).

2.1.3. Un terme comme « véhicule » (ou « moyen de transport ») désigne une catégorie générale qui englobe à la fois un camion, une péniche, un train, et même, par synecdoque, un container (Fig. 11), les différences entre les divers véhicules n'étant pas pertinentes du point de vue du sens. Le véhicule (en général) fonctionne donc comme unité au niveau de la page (microtexte) ; chacun des véhicules observables, en particulier, n'est qu'une variante paradigmatique de cette même unité (un allomorphe).

2.2.0 Le slogan se décompose en deux parties invariables : le syntagme nominal « Carlsberg Beer » (voir 2.1.1.), et un deuxième syntagme nominal en anglais, « Probably the best beer in the world ».

2.2.1. « Probably the best beer in the world » apparaît au bas de l'image en caractères gris clair, relativements petits par rapport à la taille de l'image, et donc peu visibles.

2.3.0 . On peut représenter schématiquement le système de façon analytique comme suit :

 PAGE
 IMAGE [code icônique]
DECOR
Variable
VEHICULE
Variable

 TEXTE [code symbolique]
 LOGO
SLOGAN
Probably the best beer in the world

2.3.0 . On peut représenter schématiquement le système de façon analogique comme suit :

 PAGE
 IMAGE
DECOR Variable
VEHICULE Variable
 TEXTE
 LOGO

 TEXTE
SLOGAN
Probably the best beer in the world

3. Analyse du microtexte (la page)

3.0. Axe syntagmatique

3.0.1. Le texte consiste en un seul syntagme comprenant quatre unités [décor-véhicule-logo-slogan], dont deux manifestent des micro-sytèmes.

3.0.2. Ces quatres unités sont toujours présentes simultanément.

3.0.3. Malgré cette simultanéité, un « ordre de lecture » s'impose : bien que le décor occupe la plus grande surface, l'œil est attiré par le véhicule et le logo, qui forment ensemble le point de focalisation du texte. Le slogan, en revanche, n'est pas en évidence et sera vraisemblablement vu et lu en dernier.

3.1. Axe paradigmatique

3.1.0. Le logo et le slogan étant des unités invariables, seuls le décor et le véhicule constituent des paradigmes.

3.1.1. Les différences entre les divers décors et véhicules ne modifient pas le sens du message, et ne représentent donc pas des oppositions, mais des variantes (allomorphes)

3.1.2. Dans le cadre d'un macrosystème de la « publicité écrite », on peut postuler un syntagme [image-texte], dont l'élément « image » est faculatif.

3.1.2.0. L'élément « image » est analysable en un syntagme [produit-décor], dont l'un des deux éléments peut être constitué par un « signifiant zéro » (Ø), c'est-à-dire une « absence qui signifie ». (Il peut y avoir soit un décor sans produit, soit un produit sans décor, soit à la fois le produit et un décor)

3.1.3.1. Les paradigmes possibles où pourraient figurer les quatres unités peuvent se décrire empiriquement comme suit, à partir de l'ensemble des publicités écrites pour la bière existantes :

a) pour le décor : scènes directement liées à la fabrication, la vente ou la consommation de la bière (une brasserie, un magasin, un bar, une soirée entre amis); un buveur de bière en action, etc.

b) pour le véhicule : un récipient (boîte, bouteille, verre) de bière photographié ou dessiné, ou tout autre signe du produit.

c) pour le logo : le logo d'une autre marque et d'un autre type (contenant un élément icônique, par exemple)

d) pour le slogan : variations de forme, comme un type d'énoncé différent (phrase complète, question), ou un texte composé de plusieurs énoncés ; variations de substance, comme une description précise des qualités de la bière, un texte narratif sur les modalités de consommation de la bière, etc.

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4. Analyse du fonctionnement du sytème

4.0. Analyse globale

4.0.1. Le produit lui même n'est ni montré, ni signifié allusivement par le décor. Le véhicule signifie le produit par une relation de synecdoque (le contenant pour le contenu, comme par exemple dans l'expression « boire un verre »).

4.0.2. Puisque la bière n'est pas montrée, La compréhension du message présuppose que le lecteur soit connaisse déjà la marque « Carlsberg », soit qu'il puisse interprêter le mot «beer», dans le logo et dans le slogan.

4.0.3. Toutefois, le logo n'est que partiellement visible sur certaines des images, ce qui montre que l'annonceur suppose chez le lecteur une connaissance préalable de ce logo (connaissance acquise en partie grâce aux publicités antérieures, ce qui suggèrerait un ordre chronologique), qui est alors lu globalement comme un seul symbole icônique, et non pas déchiffré analytiquement comme énoncé linguistique—hypothèse que renforce le principe de fonctionnement d'un logo en général. Une autre possibilité réside dans la présomption que le lecteur peut reconstituer le message grâce à une interpolation guidée par sa logique linguistique (quand le logo est partiellement caché par des arbres, par exemple).

4.0.4. D'autre part, le syntagme « probably the best beer in the world », pris isolément , n'est pas interprétable en l'absence de référent indexical pour le mot « beer » sur l'image. Il peut le devenir pour le lecteur déjà familiarisé avec la campagne de publicité; il fonctionne alors globalement et par association (métonymie) comme signifiant de la bière Carlsberg, tout comme l'énoncé « just do it » est un signifiant métonymique de la marque de vêtements sportifs Nike.

4.0.5. De même, l'image seule peut toujours s'interpréter isolément, mais à condition que le lecteur connaisse déjà le logo.

4.0.6. Sur l'ensemble du message Les deux syntagmes nominaux (logo et slogan) peuvent se lire comme une phrase elliptique sans verbe-copule : « Carlsberg beer ... [is] ... probably the best beer in the world ».

4.1. Le décor

4.1.0. Le décor évoque un milieu ou une région d'un type aisément reconnaissable (un champ, un pont, une rizière), mais impossible à spécifier avec exactitude, car il ne comporte pas de monument ou de détail topographique clairement identifiable (par ex. la tour Eiffel, le Taj Mahal, Ayers Rock).

4.1.1. Dans le cadre du macrotexte (une série de plusieurs pages publicitaires), la variation des décors fonctionne comme métaphore du 'monde en général'. A ce niveau, il existe donc une relation syntagmatique entre les diverses pages, puisqu'il faut en avoir vu plusieurs pour comprendre que chaque décor n'a pas de sens individuel, et que « le monde » est signifié par la juxtaposition de plusieurs décors différents. En effet, le sens de tout texte se construit diachroniquement au fur et à mesure de la lecture.

4.2. Le slogan

4.2.0. Le slogan est formé par deux syntagmes nominaux qui peuvent se lire comme une phrase elliptique sans verbe-copule : « Carlsberg beer ... [is] ... probably the best beer in the world ». En tant que sous-système, le slogan participe à la fois de l'image et du texte.

4.2.1. Le fait que le slogan soit en anglais est pertinent dans la mesure où le lecteur présomptif de L'Express est francophone.

4.2.2. L'énoncé de type déclaratif affirme une supériorité, mais sans la prouver ni l'expliquer. Sa valeur de vérité est faible, surtout en l'absence de sujet énonciatif identifié (par exempe, une personnalité connue qui offre sa garantie personnelle, stratégie fréquente en publicité).

4.2.3. L'adverbe « probably » semble neutraliser, sinon contredire, le superlatif « best in the world » ; son usage est donc problématique.

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5. Interprétation

5.0. Sens global

5.0.1. On sait que le sens global du message est fixe, lié à sa destination publicitaire : « Achetez la bière Carlsberg ». C'est, par excellence, un énoncé perlocutif, puisqu'il a pour objectif d'inciter l'énonciataire à agir.

5.0.2. Ce sens n'est toutefois pas directement dénoté par le syntagme décor-véhicule-logo-slogan, ni par aucune de ces unités prises séparément. Il repose donc sur un syllogisme :

majeure (implicite) : « Vous voulez boire la meilleure bière du monde. »
mineure (donnée par le slogan) : « Carlsberg est probablement la meilleure bière du monde. »
conclusion (implicite) : « Vous devez acheter Carlsberg. »

Ce syllogisme repose lui même sur la prémisse implicite : « Vous voulez boire de la bière » (on peut dire aussi que « Vous voulez boire la meilleure bière du monde » présuppose « Vous voulez boire de la bière »). Ici, l'annonceur présume que le lecteur désire acheter de la bière, par opposition aux campagnes de publicité pour un type de produit (pommes, lait, boeuf, etc.), où l'annonceur ne présume pas que le lecteur désire déjà le type de produit dont il fait la réclame. Ce message aurait donc un sens pour un lecteur qui déteste la bière, mais aucune valeur incitative.

5.1. Argument de vente

5.1.0. L'argument de vente est ici la qualité (par opposition au prix, à l'apparence, à la mode, aux bienfaits pour la santé, à la tradition, etc.), bien que cette qualité reste totalement abstraite (on aurait pu vanter la qualité des ingrédients, la pureté de l'eau, la méthode de brassage, etc.), et que rien dans le message ne signifie 'qualité', sauf le syntagme « best... in the world ».

5.1.1. La variation des décors, globalement signifiante du 'monde', vise donc à renforcer le signifié de « qualité au niveau mondial » (par opposition au niveau local, régional, continental), mais uniquement par association : le simple fait que cette bière est présente partout dans le monde impliquerait donc qu'elle est « probablement la meilleure du monde ». On peut donc reformuler le syllogisme comme suit :

prémisse (donnée par l'image) : La présence du camion de bière dans divers endroits à travers le monde
majeure (implicite) : « La bière Carlsberg est vendue partout dans le monde. »
mineure (implicite) : « Une bière vendue partout dans le monde est probablement la meilleure du monde. »
conclusion (donnée par le slogan): « Carlsberg est probablement la meilleure bière du monde. »

5.1.2. La présence de « probably », signalée plus haut comme problématique, peut alors s'expliquer par la très faible valeur de vérité de l'affirmation et de sa justification. L'introduction de l'adverbe permet de désamorcer toute critique quant à la véracité de « best beer in the world », et rend donc licite ce qui pourrait passer pour une exaggération, voire une hyperbole—comment peut-on déterminer objectivement qu'une bière est la meilleure du monde ? Une autre hypothèse, qui n'exclut pas la première, consisterait à voir dans l'adverbe un moyen de sigulariser « the best beer in the world », énoncé par trop générique pour faire un bon slogan.

5.2. Utilisation de l'anglais

5.2.0. L'utilisation de l'anglais est problématique à double titre : d'une part, il s'agit d'une bière danoise et l'anglais n'est pas langue officielle au Danemark, et d'autre part la publicité s'adresse à un lecteur francophone.

5.2.1. Dans le système communicatif de la publicité, l'anglais fonctionne souvent comme langue internationale, en tout cas à un certain niveau socio-culturel ; on considère que des énoncés en anglais simple sont compréhensibles par tout lecteur éduqué.

5.2.2. De plus, le lecteur de L'Express n'est pas un « francophone moyen », mais une personne plutôt éduquée qui a presque certainement des rudiments d'anglais suffisants pour comprendre le slogan.

5.2.3. Enfin, cette publicité paraît dans l'édition internationale de L'Express, dont le lectorat est constitué de francophones vivant partout dans le monde et d'un niveau socio-économique élevé. On comprend alors que le signifié 'monde', déjà représenté par deux signifiants—la série de décors (et non pas chaque décor pris individuellement), et le mot « world »—l'est également par l'usage de l'anglais. Le signifié est donc plutôt le 'cosmopolitisme' que le 'monde' lui-même, par métonymie (lien d'association : le cosmopolitisme est l'attitude d'un l'individu vis-à-vis de la diversité du monde).


6. Conclusion

On peut donc reconstituer une chaîne syllogique complexe dont seulement deux éléments sont explicites dans la publicité:

prémisse générale (implicite à l'existence de ce texte) : « Je [énonciateur] dis que vous [énonciataire] voulez boire de la bière ».
prémisse 1 (donnée par l'image) : «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis que La bière Carlsberg est présente partout dans le monde ».
prémisse 2 (donnée par le contexte) : «
Je [énonciateur] dis que vous [énonciataire] êtes une personne cosmopolite et éduquée ».
majeure 1 (implicite) : «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis qu' une bière présente partout dans le monde est probablement la meilleure du monde ».
majeure 2 (implicite) : «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis qu'une personne cosmopolite et éduquée sait reconnaître (et désire) les meilleurs produits ».
mineure 1 (donnée par le slogan) : «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis que Carlsberg est probablement la meilleure bière du monde».
mineure 2 (implicite): «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis que donc, vous allez aimer Carlsberg ».
conclusion générale (implicite) : «
Je [énonciateur] vous [énonciataire] dis que vous devez acheter Carlsberg ».