Essayer
de comprendre comment fonctionne la signalisation routière
est une bonne introduction à l'analyse des systèmes
signifiants et des unités qui les composent, les signes. On
peut définir un signe comme l'unité minimale d'un système
signifiant, c'est-à-dire le plus petit élément
porteur d'un sens distinct; le signe constitue donc un rapport
d'association entre un système conceptuel (le sens proprement
dit; le plan du contenu de Hjelmslev) et un système d'images
psychiques (le plan de l'expression). Si donc l'on parle au singulier
de système signifiant, c'est en admettant implicitement qu'il
s'agit d'un système dédoublé. Les pages en ligne
consacrées aux théories du signe
vous indiquent quelques uns des modèles qui ont été
proposés depuis le début du XXe siècle pour tenter
d'expliquer son fonctionnement.
On a créé le terme de
morphème pour désigner les plus petites unités
signifiantes du langage qu'analysent la morphologie.
Les rapports entre le morphème et l'unité à laquelle
nous nous référons le plus communément, le mot,
est variable: certains mots se composent de plusieurs morphèmes
(im-médiate-ment), d'autres d'un seul (mais, jour), et dans
certains cas plusieurs mots peuvent ne former qu'un seul morphème
(belle-fille, cul-de-sac).
L'analyse de tout système doit
donc déterminer si une unité immédiatement évidente—le
mot pour le language, le panneau dans la signalisation routière—est
minimale, ou si l'on peut la décomposer en unités plus
petites qui portent un sens distinct. Elle devra ensuite déterminer
s'il existe des sous-systèmes; les douze catégories
officielles selon lesquelles sont classifiés les éléments
de la signalisation routière (Signaux de danger, Signaux d'intersection
et de priorité, Signaux d'interdiction, ect.) sont ostensiblement
donnés comme sous-systèmes. Pourtant, une analyse sémiotique
va déterminer d'autres catégories possibles: éléments
variables (le feu) ou invariables (le panneau), permanent ou temporaire,
signifiants «purs» ou mixtes—le panneau «attention
passage de trains» comporte à la fois un élément
visuel variable (un feu), invariable (le panneau lui-même) et
un élément sonore variable (cloche qui retentit à
l'approche d'un train). Il serait également justifiable d'opérer
des regroupements selon la fonction communicative: avertir, forcer/interdire,
informer; en fait, cette dernière analyse semble la plus rationnelle
de toutes, car les sous-ensembles qu'elle dégage ne se recoupent
pas.
I.
La nature du système
La signalisation routière est
un système restreint (quelques dizaines d'unités) qui
utilise presque uniquement un canal visuel sur des supports
variés (peinture, lumière). Son fonctionnement est purement
déictique (ou indexical), c'est-à-dire
que les signes utilisés ne peuvent être interprétés
qu'en relation avec les circonstances de leur circulation. En d'autres
termes, si le sens d'un panneau est unique et fixé une fois
pour toute par le «code de la route», le message qu'il
véhicule à un récepteur particulier dépend
du lieu où le panneau se trouve et du moment où on le
voit.
Par exemple, 'danger: passage d'animaux
domestiques' indique que le passage peut se faire dans les environs
immédiats du panneau, pas à dix kilomètres de
là; un feu rouge signifie que l'on doit s'arrêter ici
et maintenant, pas ailleurs ni dans dix minutes. Les panneaux de danger
indiquent un événement possible (passage d'animaux),
ou certain (pente dangeureuse), mais toujours futur --- sinon ils
seraient inutiles. Ce système ne peut pas être utilisé
en référence à des événements passés,
ni pour poser des questions au récepteur—on vous annonce
qu'il y a sur l'autoroute une aire de repos avec une station service
et un café à trois kilomètres, mais on ne vous
demande pas si vous avez besoin d'essence ou si vous avez faim—ni
pour aborder un sujet dans sa généralité (l'énergie,
la nutrition).
En fait, le langage est le seul système
signifiant dont nous disposons qui permette un débrayage
(désengagement) total de la situation d'énonciation.
C'est pourquoi il est de très loin le code qui permet la plus
grande souplesse d'expression, même s'il n'est pas le plus efficace
dans toutes les situations de communication; il y a même un
rapport d'inverse proportion entre la polyvalence d'un système
signifiant et son efficacité dans chacun des contextes communicatifs
où il peut fonctionner. Le langage par signes est, dans l'absolu,
bien moins performant qu'une langue naturelle, mais il l'est infiniment
plus pour les sourd-muets.
Décrire et analyser les systèmes
signifiants exige d'établir au préalable ce qu'ils peuvent
et ne peuvent pas exprimer, et leur degré d'efficacité
dans l'expression qu'ils permettent, en fonction des circonstances
où il peuvent être utilisés. Cette contextualisation
est importante car un signe ne devient signe que lorsqu'il fait l'objet
d'une décision sémiotique, et n'a pas le même
pouvoir signifiant selon l'interprête: si, en marchant au bord
de la route, je tombe sur un panneau «sens interdit» ou
«vitesse limitée à 30 km/h», je peux fort
bien en saisir le sens tout en ne me sentant pas concerné,
alors que, si en revanche je suis en voiture, je ne peux pas impunément
l'ignorer. Il s'agit là de la dimension pragmatique
de la signification, c'est-à-dire de l'actualisation d'un signe
dans un événement communicatif donné. On se posera
ensuite la question de savoir comment les signes expriment et véhiculent
un sens.
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II.
La recherche des unités minimales
Prenons le panneau, et tout particulièrement
la première série, «Signaux de danger».
Bien que ces panneaux aient tous au moins un sens en commun, le 'danger',
chacun d'entre eux a également un sens spécifique qui
le distingue des autres. Il nous faut donc déterminer ce qu'ils
ont en commun, et ce qui les différencie. Si l'on met de côté
pour le moment le panneau «Passage de trains», on constate
d'abord que tous les «Signaux de danger» sont triangulaires,
et qu'ils ont tous au moins deux couleurs, le beige du fond et le
rouge. Ils ont tous en leur centre un élément soit pictural
(une silhouette de vache), soit linguistique (un point d'exclamation),
soit mixte (l'auto sur une pente avec le nombre «10»),
qui précise la nature du danger.
On remarque ensuite que chaque triangle
comporte une mince bande rouge sur son pourtour (un liseré).
On pourrait donc dans un premier temps émettre l'hypothèse
que la forme triangulaire, le liseré et les couleurs portent
chacuns un sens distinct; mais en examinant l'ensemble du système,
on se rend compte qu'il n'existe pas de panneau où la variation
d'un de ces paramètres permettrait de moduler le sens. Par
exemple, il est possible d'imaginer que la couleur du pictogramme
central soit rouge pour signifier 'danger très grave' par opposition
au noir signifiant 'danger peu grave', ou un liseré en pointillé
signifiant 'danger occasionnel' (passage d'animaux, vent fort), qui
s'opposerait à un liseré en ligne pleine signifiant
'danger permanent' (la pente, par exemple, dont le degré ne
varie jamais). Ce n'est pas le cas dans ce système, qui n'utilise
pas toutes, ni même la plupart des combinaisons qui seraient
possibles (ce qu'on appelle l'articulation): la forme de losange,
par exemple, n'est utilisée que pour signifier le début
ou la fin d'une voie prioritaire; l'octogone ne produit que le panneau
de «Stop»
Nous en concluons donc que le sens 'danger'
est indiqué à la fois par la forme triangulaire ET par
un liseré rouge. Le «Stop» constitue une seule
unité comprenant à la fois une forme, l'octogone, une
couleur, le rouge, et le mot «Stop». On appelle parfois
ces éléments distincts, mais qui ne portent pas individuellement
de sens, des formants. Lorsqu'ils sont recombinés selon des
règles propres de façon à produire un grand nombre
de signifiants, on parle d'«unités de première
articulation», comme pour le langage, oü une trentaine
de phonèmes servent à former des millers de morphèmes.
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III.
La signification
Comment le récepteur (ici, l'automobiliste)
comprend-t-il qu'un triangle beige avec un liseré rouge et
une silhouette de vache noire au centre signifie 'danger: passage
d'animaux domestiques'? La réponse la plus simple, c'est «parce
qu'il connait déjà ce panneau, ayant étudié
le code de la route pour pouvoir obtenir son permis de conduire».
Dans le cas de la signalisation routière, l'apprentissage du
code peut en effet se faire par mémorisation en raison du nombre
restreint d'éléments, ce qui n'est pas le cas de systèmes
plus complexes comme le langage: c'est pourquoi la compétence
linguistique ne consiste pas à mémoriser des millions
d'énoncés différents, mais à maîtriser
les règles qui permettent de créer une infinité
d'énoncés possibles.
Cependant, ceci ne nous éclaire
pas sur le fonctionnement du code lui même, la manière
dont il transmet le sens. Dans le panneau 'danger: passage d'animaux
domestiques' nous distinguons deux modes de la signification. Dans
un cas, le signifiant, le dessin de la silhouette de vache
tel que nous l'avons à l'esprit, représente une silhouette
de vache, c'est-à-dire un objet du monde (un référent),
et renvoie à un signifié qui a un certain rapport
avec cet objet (la vache est un animal domestique). En revanche, la
forme triangulaire et les couleurs rouge et beige, si elles peuvent
dans certains cas représenter des objets du monde, sont ici
utilisées de façon arbitraire, selon une convention
entièrement artificielle qui leur attribue un pouvoir signifiant.
On appelle généralement iconique le premier type
de signification, et symbolique le second. Cette distinction
qualifie le rapport entre un signifiant et un référent.
Pour ce qui est du langage, où
le signifiant est ce que Saussure appelle une «image accoustique»,
on peut parler de rapport iconique lorsque le son linguistique produisant
le signifiant imite un son qui constitue lui-même un objet du
monde. et renvoie à un signifié en rapport avec cet
objet. Par exemple, le mot «râle», lorsqu'on le
prononce, ressemble au bruit qu'on émet lorsqu'on râle;
«zézayer» évoque le défaut de langue
qu'il dénote, etc. Puisque l'iconicité linguistique
doit être sonore, elle concerne finalement peu de signifiants,
qui sont donc en grande majorité symboliques.
Par ailleurs, le rapport entre le signifiant
et le signifié connaît lui aussi plusieurs modes. Ainsi,
entre le dessin de la silhouette de vache et la notion de 'vache',
il existe un rapport direct qu'on nomme dénotation.
Mais comme le panneau ne signifie pas 'danger: vache', plusieurs médiations
sont nécessaires: tout d'abord une double synecdoque,
par laquelle une vache signifie l'ensemble de toutes les vaches, puis
de tous les animaux domestiques (la partie pour le tout). Ensuite,
une ellipse qui permet d'omettre le signifiant qui correspondrait
au sens de 'passage': cette omission n'est possible que grâce
à la capacité d'inférence supposée
du récepteur, qui comprend que le panneau ne fait pas référence
à la présence permanente d'une vache au milieu de la
route. Dans ce cas, il ne s'agit guère que de l'application
du «bon sens», qui présuppose tout de même
un certain domaine de connaissances.
Le panneau 'danger: vent latéral
violent' offre un exemple de métonymie, c'est-à-dire
d'une signification par association: plutôt que de chercher
à représenter le vent, on représente un objet
associé au vent d'une manière ou d'une autre, ici une
«manche» qui se gonfle lorsque le vent souffle. Puisque
le vent est invisible, on ne peut guère le connoter visuellement
de façon iconique: les lignes horizontales utilisées
dans la bande dessinée, par exemple, représentent non
le vent, mais sa direction—auquel cas le signifiant est symbolique—,
ou les objets qu'il soulève (feuilles, papiers, poussière),
—auquel cas le signifiant est iconique, mais le rapport au signifié
métonymique. Reste bien sûr la solution ancienne de représenter
le vent par une figure humaine en train de souffler, en fonction de
la tradition mythologique de personnification (sous les traits du
dieu Éole, par exemple). Ce procédé, appellé
allégorie (la représentation de l'abstrait par
le concret), appartient (comme la synecdoque et la métonymie)
à un vaste répertoire d'effets signifiants nommés
figures, étudiés par la rhétorique.
Bien que la rhétorique s'intéresse surtout au langage
(et même, à l'origine, seulement à la parole),
les principes qu'elle a établis ont été repris
par la sémiotique et appliqués à d'autres systèmes
signifiants.
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3.
La syntaxe
Le terme de syntaxe
désigne l'ensemble des règles qui déterminent
la co-occurrence des unités dans un énoncé, comme
par exemple l'ordre des mots: dans la forme affirmative non-poétique
en français, le sujet doit précéder le verbe.
Pour un système très simplifié
comme la signalisation routière, il y a peu de règles
syntaxiques: un panneau d'interdiction reste valable jusqu'à
ce qu'un autre vienne annuler l'interdiction; l'annonce d'entrée
dans une agglomération laisse prévoir une annonce de
sortie (nom barré). La règle principale concerne les
indications mutuellement incompatibles ou contradictoires: on ne peut,
à la même intersection, trouver un panneau «stop»
et «cédez le passage».
Conclusions
L'analyse démontre que la signalisation
routière est un système signifiant (un code),
mais complexe, puisqu'il combine plusieurs codes: le langage, une
symbolique des formes et des couleurs, et le pictogramme. Ce cas de
figure n'est pas exceptionnel, car il est rare qu'un code unique soit
utilisé dans un événement communicatif; même
les systèmes pictographiques conçus
pour être universellement compréhensibles ne peuvent
tout à fait se passer du langage sans tomber dans l'ambiguïté,
sinon dans l'obscurité, à partir du moment où
ils tentent de signifier autre chose que la présence ou l'absence
d'objets concrets, et des actions qui utilisent ces objets. Lorsque
le référent lui-même est abstrait—émotion,
notion, concept, catégorie, ect—il n'y a guère
que le langage qui puisse l'exprimer, quoique divers mécanismes
signfiants soient à même de suppléer aux déficiences
d'un code moins souple: la manche à air représente le
vent, la silhouette de vache l'ensemble des animaux domestiques, la
flèche le sens de la circulation.
En dépit des différences
évidentes entre la signalisation routière et le système
signifiant beaucoup plus complexe qu'est le langage, les mêmes
principes de fonctionnement s'y appliquent, et leur étude comparée
permet justement de dégager une théorie universelle
de la production et de l'utilisation des signes.
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