Introduction à la sémiotique

III. Analyse des systèmes et des textes:
La Signalisation routière (
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     Essayer de comprendre comment fonctionne la signalisation routière est une bonne introduction à l'analyse des systèmes signifiants et des unités qui les composent, les signes. On peut définir un signe comme l'unité minimale d'un système signifiant, c'est-à-dire le plus petit élément porteur d'un sens distinct; le signe constitue donc un rapport d'association entre un système conceptuel (le sens proprement dit; le plan du contenu de Hjelmslev) et un système d'images psychiques (le plan de l'expression). Si donc l'on parle au singulier de système signifiant, c'est en admettant implicitement qu'il s'agit d'un système dédoublé. Les pages en ligne consacrées aux théories du signe vous indiquent quelques uns des modèles qui ont été proposés depuis le début du XXe siècle pour tenter d'expliquer son fonctionnement.
     On a créé le terme de morphème pour désigner les plus petites unités signifiantes du langage qu'analysent la morphologie. Les rapports entre le morphème et l'unité à laquelle nous nous référons le plus communément, le mot, est variable: certains mots se composent de plusieurs morphèmes (im-médiate-ment), d'autres d'un seul (mais, jour), et dans certains cas plusieurs mots peuvent ne former qu'un seul morphème (belle-fille, cul-de-sac).
     L'analyse de tout système doit donc déterminer si une unité immédiatement évidente—le mot pour le language, le panneau dans la signalisation routière—est minimale, ou si l'on peut la décomposer en unités plus petites qui portent un sens distinct. Elle devra ensuite déterminer s'il existe des sous-systèmes; les douze catégories officielles selon lesquelles sont classifiés les éléments de la signalisation routière (Signaux de danger, Signaux d'intersection et de priorité, Signaux d'interdiction, ect.) sont ostensiblement donnés comme sous-systèmes. Pourtant, une analyse sémiotique va déterminer d'autres catégories possibles: éléments variables (le feu) ou invariables (le panneau), permanent ou temporaire, signifiants «purs» ou mixtes—le panneau «attention passage de trains» comporte à la fois un élément visuel variable (un feu), invariable (le panneau lui-même) et un élément sonore variable (cloche qui retentit à l'approche d'un train). Il serait également justifiable d'opérer des regroupements selon la fonction communicative: avertir, forcer/interdire, informer; en fait, cette dernière analyse semble la plus rationnelle de toutes, car les sous-ensembles qu'elle dégage ne se recoupent pas.

I. La nature du système
     La signalisation routière est un système restreint (quelques dizaines d'unités) qui utilise presque uniquement un canal visuel sur des supports variés (peinture, lumière). Son fonctionnement est purement déictique (ou indexical), c'est-à-dire que les signes utilisés ne peuvent être interprétés qu'en relation avec les circonstances de leur circulation. En d'autres termes, si le sens d'un panneau est unique et fixé une fois pour toute par le «code de la route», le message qu'il véhicule à un récepteur particulier dépend du lieu où le panneau se trouve et du moment où on le voit.
     Par exemple, 'danger: passage d'animaux domestiques' indique que le passage peut se faire dans les environs immédiats du panneau, pas à dix kilomètres de là; un feu rouge signifie que l'on doit s'arrêter ici et maintenant, pas ailleurs ni dans dix minutes. Les panneaux de danger indiquent un événement possible (passage d'animaux), ou certain (pente dangeureuse), mais toujours futur --- sinon ils seraient inutiles. Ce système ne peut pas être utilisé en référence à des événements passés, ni pour poser des questions au récepteur—on vous annonce qu'il y a sur l'autoroute une aire de repos avec une station service et un café à trois kilomètres, mais on ne vous demande pas si vous avez besoin d'essence ou si vous avez faim—ni pour aborder un sujet dans sa généralité (l'énergie, la nutrition).
     En fait, le langage est le seul système signifiant dont nous disposons qui permette un débrayage (désengagement) total de la situation d'énonciation. C'est pourquoi il est de très loin le code qui permet la plus grande souplesse d'expression, même s'il n'est pas le plus efficace dans toutes les situations de communication; il y a même un rapport d'inverse proportion entre la polyvalence d'un système signifiant et son efficacité dans chacun des contextes communicatifs où il peut fonctionner. Le langage par signes est, dans l'absolu, bien moins performant qu'une langue naturelle, mais il l'est infiniment plus pour les sourd-muets.
     Décrire et analyser les systèmes signifiants exige d'établir au préalable ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas exprimer, et leur degré d'efficacité dans l'expression qu'ils permettent, en fonction des circonstances où il peuvent être utilisés. Cette contextualisation est importante car un signe ne devient signe que lorsqu'il fait l'objet d'une décision sémiotique, et n'a pas le même pouvoir signifiant selon l'interprête: si, en marchant au bord de la route, je tombe sur un panneau «sens interdit» ou «vitesse limitée à 30 km/h», je peux fort bien en saisir le sens tout en ne me sentant pas concerné, alors que, si en revanche je suis en voiture, je ne peux pas impunément l'ignorer. Il s'agit là de la dimension pragmatique de la signification, c'est-à-dire de l'actualisation d'un signe dans un événement communicatif donné. On se posera ensuite la question de savoir comment les signes expriment et véhiculent un sens.

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II. La recherche des unités minimales
     Prenons le panneau, et tout particulièrement la première série, «Signaux de danger». Bien que ces panneaux aient tous au moins un sens en commun, le 'danger', chacun d'entre eux a également un sens spécifique qui le distingue des autres. Il nous faut donc déterminer ce qu'ils ont en commun, et ce qui les différencie. Si l'on met de côté pour le moment le panneau «Passage de trains», on constate d'abord que tous les «Signaux de danger» sont triangulaires, et qu'ils ont tous au moins deux couleurs, le beige du fond et le rouge. Ils ont tous en leur centre un élément soit pictural (une silhouette de vache), soit linguistique (un point d'exclamation), soit mixte (l'auto sur une pente avec le nombre «10»), qui précise la nature du danger.
     On remarque ensuite que chaque triangle comporte une mince bande rouge sur son pourtour (un liseré). On pourrait donc dans un premier temps émettre l'hypothèse que la forme triangulaire, le liseré et les couleurs portent chacuns un sens distinct; mais en examinant l'ensemble du système, on se rend compte qu'il n'existe pas de panneau où la variation d'un de ces paramètres permettrait de moduler le sens. Par exemple, il est possible d'imaginer que la couleur du pictogramme central soit rouge pour signifier 'danger très grave' par opposition au noir signifiant 'danger peu grave', ou un liseré en pointillé signifiant 'danger occasionnel' (passage d'animaux, vent fort), qui s'opposerait à un liseré en ligne pleine signifiant 'danger permanent' (la pente, par exemple, dont le degré ne varie jamais). Ce n'est pas le cas dans ce système, qui n'utilise pas toutes, ni même la plupart des combinaisons qui seraient possibles (ce qu'on appelle l'articulation): la forme de losange, par exemple, n'est utilisée que pour signifier le début ou la fin d'une voie prioritaire; l'octogone ne produit que le panneau de «Stop»
     Nous en concluons donc que le sens 'danger' est indiqué à la fois par la forme triangulaire ET par un liseré rouge. Le «Stop» constitue une seule unité comprenant à la fois une forme, l'octogone, une couleur, le rouge, et le mot «Stop». On appelle parfois ces éléments distincts, mais qui ne portent pas individuellement de sens, des formants. Lorsqu'ils sont recombinés selon des règles propres de façon à produire un grand nombre de signifiants, on parle d'«unités de première articulation», comme pour le langage, oü une trentaine de phonèmes servent à former des millers de morphèmes.

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III. La signification
     Comment le récepteur (ici, l'automobiliste) comprend-t-il qu'un triangle beige avec un liseré rouge et une silhouette de vache noire au centre signifie 'danger: passage d'animaux domestiques'? La réponse la plus simple, c'est «parce qu'il connait déjà ce panneau, ayant étudié le code de la route pour pouvoir obtenir son permis de conduire». Dans le cas de la signalisation routière, l'apprentissage du code peut en effet se faire par mémorisation en raison du nombre restreint d'éléments, ce qui n'est pas le cas de systèmes plus complexes comme le langage: c'est pourquoi la compétence linguistique ne consiste pas à mémoriser des millions d'énoncés différents, mais à maîtriser les règles qui permettent de créer une infinité d'énoncés possibles.
     Cependant, ceci ne nous éclaire pas sur le fonctionnement du code lui même, la manière dont il transmet le sens. Dans le panneau 'danger: passage d'animaux domestiques' nous distinguons deux modes de la signification. Dans un cas, le signifiant, le dessin de la silhouette de vache tel que nous l'avons à l'esprit, représente une silhouette de vache, c'est-à-dire un objet du monde (un référent), et renvoie à un signifié qui a un certain rapport avec cet objet (la vache est un animal domestique). En revanche, la forme triangulaire et les couleurs rouge et beige, si elles peuvent dans certains cas représenter des objets du monde, sont ici utilisées de façon arbitraire, selon une convention entièrement artificielle qui leur attribue un pouvoir signifiant. On appelle généralement iconique le premier type de signification, et symbolique le second. Cette distinction qualifie le rapport entre un signifiant et un référent.
     Pour ce qui est du langage, où le signifiant est ce que Saussure appelle une «image accoustique», on peut parler de rapport iconique lorsque le son linguistique produisant le signifiant imite un son qui constitue lui-même un objet du monde. et renvoie à un signifié en rapport avec cet objet. Par exemple, le mot «râle», lorsqu'on le prononce, ressemble au bruit qu'on émet lorsqu'on râle; «zézayer» évoque le défaut de langue qu'il dénote, etc. Puisque l'iconicité linguistique doit être sonore, elle concerne finalement peu de signifiants, qui sont donc en grande majorité symboliques.
     Par ailleurs, le rapport entre le signifiant et le signifié connaît lui aussi plusieurs modes. Ainsi, entre le dessin de la silhouette de vache et la notion de 'vache', il existe un rapport direct qu'on nomme dénotation. Mais comme le panneau ne signifie pas 'danger: vache', plusieurs médiations sont nécessaires: tout d'abord une double synecdoque, par laquelle une vache signifie l'ensemble de toutes les vaches, puis de tous les animaux domestiques (la partie pour le tout). Ensuite, une ellipse qui permet d'omettre le signifiant qui correspondrait au sens de 'passage': cette omission n'est possible que grâce à la capacité d'inférence supposée du récepteur, qui comprend que le panneau ne fait pas référence à la présence permanente d'une vache au milieu de la route. Dans ce cas, il ne s'agit guère que de l'application du «bon sens», qui présuppose tout de même un certain domaine de connaissances.
     Le panneau 'danger: vent latéral violent' offre un exemple de métonymie, c'est-à-dire d'une signification par association: plutôt que de chercher à représenter le vent, on représente un objet associé au vent d'une manière ou d'une autre, ici une «manche» qui se gonfle lorsque le vent souffle. Puisque le vent est invisible, on ne peut guère le connoter visuellement de façon iconique: les lignes horizontales utilisées dans la bande dessinée, par exemple, représentent non le vent, mais sa direction—auquel cas le signifiant est symbolique—, ou les objets qu'il soulève (feuilles, papiers, poussière), —auquel cas le signifiant est iconique, mais le rapport au signifié métonymique. Reste bien sûr la solution ancienne de représenter le vent par une figure humaine en train de souffler, en fonction de la tradition mythologique de personnification (sous les traits du dieu Éole, par exemple). Ce procédé, appellé allégorie (la représentation de l'abstrait par le concret), appartient (comme la synecdoque et la métonymie) à un vaste répertoire d'effets signifiants nommés figures, étudiés par la rhétorique. Bien que la rhétorique s'intéresse surtout au langage (et même, à l'origine, seulement à la parole), les principes qu'elle a établis ont été repris par la sémiotique et appliqués à d'autres systèmes signifiants.

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3. La syntaxe
     Le terme de syntaxe désigne l'ensemble des règles qui déterminent la co-occurrence des unités dans un énoncé, comme par exemple l'ordre des mots: dans la forme affirmative non-poétique en français, le sujet doit précéder le verbe.
     Pour un système très simplifié comme la signalisation routière, il y a peu de règles syntaxiques: un panneau d'interdiction reste valable jusqu'à ce qu'un autre vienne annuler l'interdiction; l'annonce d'entrée dans une agglomération laisse prévoir une annonce de sortie (nom barré). La règle principale concerne les indications mutuellement incompatibles ou contradictoires: on ne peut, à la même intersection, trouver un panneau «stop» et «cédez le passage».

Conclusions
     L'analyse démontre que la signalisation routière est un système signifiant (un code), mais complexe, puisqu'il combine plusieurs codes: le langage, une symbolique des formes et des couleurs, et le pictogramme. Ce cas de figure n'est pas exceptionnel, car il est rare qu'un code unique soit utilisé dans un événement communicatif; même les systèmes pictographiques conçus pour être universellement compréhensibles ne peuvent tout à fait se passer du langage sans tomber dans l'ambiguïté, sinon dans l'obscurité, à partir du moment où ils tentent de signifier autre chose que la présence ou l'absence d'objets concrets, et des actions qui utilisent ces objets. Lorsque le référent lui-même est abstrait—émotion, notion, concept, catégorie, ect—il n'y a guère que le langage qui puisse l'exprimer, quoique divers mécanismes signfiants soient à même de suppléer aux déficiences d'un code moins souple: la manche à air représente le vent, la silhouette de vache l'ensemble des animaux domestiques, la flèche le sens de la circulation.
     En dépit des différences évidentes entre la signalisation routière et le système signifiant beaucoup plus complexe qu'est le langage, les mêmes principes de fonctionnement s'y appliquent, et leur étude comparée permet justement de dégager une théorie universelle de la production et de l'utilisation des signes.

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