Qu'est-ce
que la grammaire ?
La grammaire est une source de
préoccupation—et même souvent d'anxiété—chez les locuteurs
natifs autant que chez les apprenant.e.s de FLE, sans doute
parce qu'elle constitue une véritable obsession pour
beaucoup d'enseignants. Dans l'ensemble, la grammaire est
très mal comprise: certains s'imaginent que c'est une
matière mystérieuse et profondément complexe ; d'autres
pensent que c'est l'alpha et l'oméga de la compétence
communicative et que tout cursus de langue doit forcément se
fonder sur une phase initiale où, pendant des mois, voire
des années entière, on « apprend la grammaire »
(et du vocabulaire) avant de pouvoir l'appliquer à des
situations de communication authentiques (ce qui est
frustrant et entipédagogique). À l'opposé, certains
partisans des approches « communicatives » ont parfois
voulu s'en débarrasser (ce qui est absurde et démagogique).
Ces divers positionnements reflètent une méconnaissance
profonde de ce qu'est la grammaire; de ses limites et de sa
véritable importance, et partant de la meilleure manière de
l'aborder. Il faut donc avant tout commence par se demander
« Qu'est-ce exactement que "la grammaire" ? »
en mettant de côté les présupposés et les fausses évidences.
Quiconque apprend une
langue — comme langue maternelle ou seconde — acquiert
inévitablement une certaine compétence grammaticale, sans
même en avoir conscience. Une langue est gouvernée par
diverses sortes de principes qu'il faut maîtriser dans une
certaine mesure afin de pouvoir communiquer, car aucune
tâche langagière, même très simple, ne peut être accomplie
sans connaissance de ces principes,
fût-elle implicite. Le fait est que la plupart des locuteurs
natifs d'une langue donnée n'atteint jamais vraiment une
maîtrise avancée de sa grammaire : même les gens
éduqués qui en connaissent les principales règles et les
appliquent systématiquement avec succès seraient bien
incapables de les expliquer. L'édition très florissante de
livres prétendant aider le locuteur moyen à améliorer ses
performances démontre que la grammaire française reste
perçue comme un obstacle à surmonter, un défi à relever ou
un problème à résoudre.
Le vrai problème, c'est la confusion persistante quant à la
nature exacte de « la grammaire », qui peut
renvoyer à
1) un
ensemble de lois qui rendent compte du
fonctionnement du langage en général — auquel cas elle est
virtuellement synonyme de « la
linguistique » ;
2) un ensemble beaucoup plus restreint de lois qui qui
rendent compte de la morphologie d'une
langue particulière — la manière dont les unités
linguistiques sont formées et modifiées — et de sa syntaxe
— l'agencement de ces unités linguistiques dans la chaîne
parlée.
3) un ensemble de règles et de préceptes
sur la manière de générer des formes
« correctes » (voir la rubrique « Dire / Ne
pas dire » sur le site de l'Académie française au http://www.academie-francaise.fr/dire-ne-pas-dire.)
C'est ce qu'on appelle la « grammaire traditionnelle »,
qui prescrit sans expliquer, et qui procède en énonçant
des « règles », puis inévitablement des exceptions
à ces règles, voire des exceptions aux exceptions—ce qui
est absurde du point de vue de la linguistique, qui
cherche à énoncer des lois qui, par définition, n'ont
pas d'exception (c'est le principe d'une démarche
scientifique).
Au cours de
l'acquisition naturelle de la langue maternelle, la maîtrise
grammaticale se limite initialement à la reconnaissance et
la compréhension (pendant deux ans environ), avant de
déboucher sur la production et, éventuellement, sur la
capaciér d'analyser et d'expliquer les principes
grammaticaux.
Les théories
didactiques n'ont pas toujours pris en compte cette
progression inductive — c'est le moins
qu'on puisse dire : les méthodes
« traditionelles » d'enseignement des langues
suivent au contraire une progression déductive
qui commence par formuler des règles que les étudiants
doivent apprendre telles quelles, puis
« appliquer » dans des exercices, avant de
progresser vers une expression toujours plus divergente.
Depuis la fin des années 1970, les approches
« fonctionelles » et « communicatives »
se sont efforcées de changer le statut de la grammaire,
parfois en en proscrivant l'enseignement explicite, ou bien
en respectant le processus naturel d'acquisition où la
formulation des règles intervient après la reconnaissance et
la compréhension.
Malheureusement, la question
du rôle exact de la grammaire dans l'enseignement des
langues n'a que rarement été abordée de façon satisfaisante.
Les méthodes actuelles — y compris les approches
« communicatives » et
« actionnelles » — reposent encore trop sur
une conception traditionnelle, c'est-à-dire prescriptive
(sinon toujours normative) de la grammaire, même
lorsqu'elles veulent reléguer celle-ci au second plan, ou la
présenter sur le mode inductif. Toutefois, une telle
grammaire ne reflète pas forcément une vision cohérente et
scientifique du fonctionnement de la langue : les règles,
qui admettent de nombreuses exceptions, ne sont guère que
des prescriptions ad hoc qui n'expliquent pas les mécanismes
linguistiques, et s'attachent à la correction plutôt qu'à
l'expressivité. Même les enseignants qui consacrent beaucoup
de temps et d'énergie ne saisissent pas toujours bien
comment le language fonctionne: ils enseignent les règles
qu'ils ont apprises sans savoir ce qui les justifie et
pourquoi il y a des exceptions, voire des exceptions aux
exceptions.
De plus, cette focalisation
sur les règles et sur la correction néglige l'usage,
c'est-à-dire l'application effective de ces règles par le
locuteur natif moyen dans des contextes précis. L'usage,
autrement dit la dimension empirique de la grammaire,
contredit ou ignore certaines règles de la grammaire
prescriptive, ou du moins en limite la portée : c'est
par exemple le cas du subjonctif utilisé avec « après
que », alors que cette conjonction exige — fort
logiquement d'ailleurs — l'indicatif. Cette
« grammaire des fautes » s'inscrit en creux dans
le dispositif normatif que défendent en France l'Académie
et, selon d'autres modalités, le Ministère de l'éducation.
L'adoption d'une grammaire
« scientifique », c'est-à-dire explicative
et systématique, apparaît ainsi comme la
condition sine qua non d'une démarche véritablement
productive, pouvant éviter aux apprenants frustration et
anxiété. Cette grammaire ne se contente pas d'énoncer des
règles à coup de
termes soit cryptiques pour le commun des mortels, soit
inexacts ; elle introduit des concepts qui permettent
de comprendre comment une langue fonctionne, et cherche à
révéler des principes parfois complexes mais qui ne relèvent
pas d'une sorte de mystique que la grammaire traditionnelle
se plaît à entretenir.
Échelle
des principales compétences grammaticales en français
La
grammaire au sens strict offre un ensemble de principes qui
gouvernent le fonctionnement de trois aspects d'une langue :
1. la syntaxe,
la façon dont les mots sont agencés sur un axe linéaire
(le discours), l'ordre dans lequel ils peuvent se succéder
2. la morphologie, la façon dont les
mots sont formés, et modifiés (accords, conjugaisons,
déclinaisons dans certaines langues, variantes libres ou
contextuelles)
3. la sémantique, les éléments de sens
présents dans les mots, qui déterminent leur signification
dénotative, mais aussi le rapport des mots entre eux
La gradation
des principales compétences grammaticales en français écrit
procède d'abord d'un ordre de complexité
1. des
compétences de réception :
- La reconnaissance et la compréhension de formes
langagières
2. des compétences de jugement
:
- Jugements normatifs: capacité à distinguer entre le
correct et l'incorrect
- Jugements d'usage: capacité à distinguer entre ce qui
est possible et prescrit en principe, et ce qui est
effectivement utilisé par les locuteurs.
- Jugements de niveau: capacité à distinguer entre le
soutenu, le normal et le familier
- Jugements d'authenticité: capacité à distinguer entre
les formes grammaticales (c'est-à-dire possibles, même
lorsqu'elles sont incorrectes : «Si j'aurais su, j'aurais
pas venu»—«solecisme») et agrammaticales (qu'un natif ne
produirait jamais: «J'attends elle de partir
demain»—«barbarisme»)
- Jugement sémantique: capacité à distinguer les nuances
de sens exprimées par la variation de certains éléments
morphologiques, syntaxiques ou autres. (Par exemple,
différence entre « Je cherche un comptable qui soit
trilingue » et « Je cherche un comptable qui est
trilingue
» ; entre « soupçonner » et
« suspecter ».)
3. des compétences de production
:
- La production dirigée (dans le cadre d'un exercice ou en
réponse à une directive précise de l'enseignant.e, par
exemple)
- La production autonome, soumise ou non à des contraintes
génériques (expression libre, composition, essai,
rédaction, dissertation)
4. des compétences métalinguistiques
:
- La capacité d'identification terminologique (nommer les
différentes composantes du discours à l'aide de termes
techniques)
- La capacité d'explication (analyse logique des
composantes de la phrase, commentaire linguistique,
formulation des règles)
Ces
compétencess concernent essentiellement la morphologie et la
syntaxe, c'est-à-dire qu'elles se limitent au cadre de la
phrase. Elles sont donc à distinguer des compétences
discursive et textuelle (agencement des phrases, grammaire
de texte), rhétorique (ou « stylistique »), ou
encore lexicale (connaissance du vocabulaire), à évaluer
séparément. Elles sont également à distinguer des
compétences spécifiquement orales, qui procèdent d'une
hiérarchisation différente, et admettent plus
systématiquement l'usage du niveau familier. (Voir le schéma
des compétences
communicatives)
On peut hiérarchiser ces
compétences selon trois niveaux, élémentaire, moyen et
avancé (qui, selon les circonstances, correspondront à des
temps d'apprentissage plus ou moins longs, et à diverses
divisions académiques et scolaires). Une telle
hiérarchisation ne se fonde pas tant sur la
« difficulté » intrinsèque des formes que sur leur
fréquence et sur la distinction de niveau de langue entre
normal et soutenu (les compétences de stade avancé relèvent
presque complètement du niveau soutenu).
L'apprentissage se conçoit
donc comme une progression « en spirale » débutant
par la reconnaissance / compréhension des formes au niveau
élémentaire, et se terminant (si tant est qu'on puisse
jamais le considérer comme « terminé ») par la
capacité à expliquer les formes au niveau avancé.
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