Apprendre
une langue en immersion
ne revient pas simplement à suivre des cours plus intenses
que ceux d'un cursus traditionnel. Il est donc impératif,
afin de retirer tous les bienfaits de cette expérience,
de comprendre sa nature et de prendre conscience de certaines
stratégies qui aideront les apprenants à soutenir
l'inévitable pression qu'ils vont subir, même
s'ils possédent déjà un niveau avancé
de compétence.
L'immersion plonge complètement
les apprenants dans un milieu
où ils ne peuvent pas fonctionner de la même
manière que dans leur milieu naturel. Il leur faudra
donc trouver un mode de fonctionnement (culturel, communicatif,
comportemental, linguistique) plus ou moins différent
de leur mode «natif», et adapté à
ce nouveau milieu. En d'autres termes, il faut apprendre
à devenir une autre personne. L'apprentissage proprement
linguistique ne constitue qu'une partie de cette transformation,
et les apprenants — mais aussi les enseignants —
rencontreront de (grandes) difficultés s'ils tentent
de continuer à fonctionner selon leur mode normal,
mais dans une autre langue.
I.
Quelques principes de base
1.
L'immersion
implique un fonctionnement «en circuit fermé»
L'immersion
plonge
l'apprenant dans un système (culturel, communicatif
et linguistique) obéissant à ses propres règles,
qui généralement ne doivent rien aux règles
d'autres systèmes. Le but n'est donc pas de passer
d'un système à un autre — de l'anglais
au français, de la culture américaine à
l'une des cultures francophones — mais de
comprendre le système dans lequel on évolue
en fonction de sa logique interne.
Par exemple, le sens d'un mot
français ne peut se saisir qu'en fonction du sens des
autres mots en usage dans cette langue, et non pas des possibles
équivalents qu'on peut lui trouver en anglais, en chinois
ou en arabe. De même, les valeurs culturelles se comprennent
en fonction d'autres valeurs qui leur sont contiguës,
ou au contraire opposées dans la même sphère
culturelle; il ne faut jamais évaluer ces éléments
selon une grille de lecture qui appartient à une autre
culture. Ainsi, un Américain jugeant que «The
French are dirty» parce qu'ils ne se douchent pas au
moins une fois par jour raisonne à partir d'une axiologie
'clean' vs. 'dirty' qui ne vaut réellement que
dans la culture américaine; car si les Français
possèdent aussi une axiologie 'propre' vs. 'sale',
ce n'est pas la même, puisque les termes 'sale' et 'propre'
renvoient à des réalités et des valeurs
différentes de celles de leurs équivalents en
anglais dans la culture Américaine.
2.
L'immersion est communicative, et non pas linguistique
Le
terme souvent utilisé d'«immersion linguistique»
(ou même de «bain linguistique») peut laisser
croire que la maîtrise de la langue au sens strict est
le facteur principal et premier de réussite. Or, ce
qui relève du linguistique (disons, les mots
et les phrases, les règles qui les régissent,
la «grammaire»)
est en réalité subordonné au cadre beaucoup
plus large de la communication.
Ce cadre inclut entre autres:
- à
l'oral, des éléments suprasegmentaux,
comme la prosodie et l'intonation
- la
proxémique (utilisation de l'espace), la
kinétique (utilisation du mouvement), l'expressivité
du visage (pour indiquer des états cognitifs
ou affectifs)
- des
schèmes communicatifs (par ex. se saluer,
demander qqch dans un magasin) où la composante
linguistique peut être faible, voire nulle
- des
types de situation communicative, qui expriment
des conventions sociales souvent ritualisées (par
exemple, pour la France, 'prendre l'apéro'; pour
les U.S.A., 'to go on a date')
Apprendre
à communiquer implique surtout de maîtriser ces
composantes, qui peuvent parfois être assez proches
de celles que l'on pratique déjà, mais parfois
aussi s'avèrent complètement différentes.
En fait, les situations les plus problématiques sont
souvent celles qui partagent un certain nombre de similitudes
d'une culture à une autre: les Américains et
les Français sourient et s'embrassent dans le cadre
de la vie sociale, mais ni le sourire ni le baiser (sous leurs
formes diverses...) n'ont exactement la même valeur
ou le même usage dans les deux cultures.
3.
L'immersion est collective et interactive
Être
en immersion signifie forcément être entouré
d'autres personnes avec qui on se trouve en interaction
(notion encore plus large que la communication). Quoique
l'apprentissage linguistique puisse sembler individuel, il
ne se réalise pleinement que dans le collectif,
et l'erreur la plus fréquemment commise par les néophytes
consiste à dissocier complètement l'apprentissage
linguistique individuel et le cadre collectif. La présence
d'autres personnes est un vecteur crucial d'apprentissage
individuel, comme on le voit à un niveau très
simple lorsqu'on se trouve confronté à un mot
inconnu: seul, on épuise rapidement ses ressources
et ses chances d'élucider le mot (à moins d'avoir
un dictionnaire... ce qui pose d'autres problèmes,
cependant); en revanche, on a de bien meilleures chances d'y
arriver à plusieurs, non seulement en joignant les
connaissances individuelles, mais aussi et surtout grâce
à l'interaction et au «remue-méninges»
qui permet de résoudre collectivement un problème
que nul n'aurait pu résoudre individuellement.
II.
Quelques stratégies pour l'immersion
1.
Se laisser «submerger» pour pouvoir «flotter»
La
plupart des gens qui se noient auraient survécu s'ils
s'étaient laissé flotter au lieu de se débattre.
Il ne faut pas «résister» à l'immersion
en faisant trop d'efforts, mais se laisser porter. N'oublions
pas que l'être humain est naturellement prédisposé
à l'apprentissage communicatif, linguistique et culturel.
On a de bien meilleures chances d'apprendre et de se trouver
à l'aise si on se relaxez plutôt que de lutter.
En particulier...
- Penser
avant tout à communiquer, et pas à «produire
du langage». Il est toujours possible—et
parfois préférable!—de communiquer
efficacement avec un minimum de mots.
- Concevoir
la communication en termes de «tâche à
accomplir». Il faut se focaliser sur
la fonction, ensuite sur la forme, et
non le contraire. Lorsqu'on parvient à accomplir
la fonction, on peut se soucier du «comment»
l'accomplir avec une plus grande correction...
- Approcher
la communication de façon globale. On
tentera de comprendre les messages avec tout ce qui les
compose et les entoure (à l'oral comme à
l'écrit), plutôt que de tenter de saisir
des éléments isolés comme les mots:
on peut très bien interpréter certains messages
en ignorant la plupart des mots utilisés. Lorsqu'on
a une idée générale du sens du message,
on peut toujours ensuite, si on le désire — et
si on en a le temps! — s'attarder sur chacune
de ses composantes... mais ne mettons pas la charrue avant
les boeufs.
- Faitere
des fautes, prendre des risques... puis se corriger.
La prise de risque calculée est l'un des facteurs
les plus importants de développement de la compétence
linguistique, en langue première ou seconde; il
faut faire attention lorsqu'on se fait corriger, ou lorsqu'un
natif reprend ou répète ce que l'on a dit/écrit
sous une forme correcte. En revanche, quiconque hésite
à s'exprimer (à l'oral ou à l'écrit)
par peur de l'incorrection grammaticale ou lexicale manquera
un grand nombre d'occasions de s'entraîner, de se
faire corriger, et donc de progresser—et surtout
de se sentir à l'aise dans la langue.
2.
Apprendre à fonctionner en L2 uniquement
En
s'appuyant sur sa langue maternelle, on ralentit ses progrès
en croyant progresser plus vite. Il faut donc le plus tôt
possible fonctionner entièrement dans la langue cible.
Ce qui signifie...
- Ne
pas chercher pas à faire dans une langue exactement
ce que l'on fait dans une autre. Les gens parfaitement
bilingues et bi-culturels sont ceux qui disposent de deux
modes de fonctionnement bien distincts. Leur ton de voix,
leurs habitudes communicatives, leur personnalité
même peut changer en fonction du «génie
de la langue» autant que des schémas culturels
propres à chaque société.
- Se
forcer à ne rien traduire d'une langue à
l'autre, et à s'exprimer avec le matériau
linguistique dont on dispose. Pour ceux compétence
en L2 n'est pas très avancée (et même
pour les autres), il est tentant de vouloir recourir à
la traduction pour exprimer des pensées complexes
ou effectuer des tâches communicatives avancées,
qui demandent des ressources langagières que l'on
ne maîtrise pas. Il faut au contraire s'efforcer
de «passer du français au français»
en utilisant au départ:
--- Les synonymes ou quasi synonymes
--- Les antonymes
--- Les définitions ou périphrases
--- Les exemples
--- Des structures simples et non idiomatiques
- Recycler
des éléments (mots, locutions, expressions)
que l'on a vus ou entendus en contexte. Ainsi, on n'a
pas à vérifier leur authenticité,
contrairement à ce que l'on a traduit.
- Utiliser
l'interaction à l'oral. Si on utilise
un terme imprécis, si on ne termine pas une phrase,
l'interlocuteur francophone risque de répliquer
avec le terme précis, de terminer la phrase. Écouter,
lire attentivement les réponses, les répliques
à ce que l'on dit ou écrit permet d'enrichir
considérablement son répertoire.
- Tirer
avantage d'outils à disposition. Le
dictionnaire unilingue, les documents authentiques constituent
des mines d'information qu'il faut exploiter méthodiquement.
- Trouver
des modèles à imiter. Passer
à une autre langue, à une autre culture,
c'est — initialement au moins — jouer
un rôle. Il faut donc être attentifs aux modèles
que l'on peut observer à l'écrit comme à
l'oral; notez, réutiliser les expressions que l'on
a lues et/ou entendues, imiter les mélodies intonatives
des natifs, leurs gestes, comme si l'on devait interpréter
leur rôle.
3.
Sur-communiquer
Seule
une pratique régulière de la communication permet
de se sentir à l'aise. Il faut donc se forcer à
communiquer à l'oral et à l'écrit plus
qu'on ne le ferait normalement; saisir toutes les occasions
de mettre en pratique ce que l'on a appris, essayer des formules
dont on n'est pas sûr, entendre et lire du francais
même dans des circonstances qui ne sont pas habituelles.
Au départ, et jusqu'à ce que l'ont ait atteint
un niveau de compétence avancé, l'intensité
du contact avec la langue-cible est absolument déterminante.