Introduction à la sémiotique


I.Du Système au signe:
Théories du signe (
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     © 2022 Dr. Guy Spielmann
4. Le modèle de signe de C. S. Peirce

       Les théories de l'Américain Charles Sanders Peirce (prononcer «peurse») ont souffert d'une trop grande fragmentation pour avoir un impact immédiat. Reconstituée a posteriori par d'autres chercheurs, la pensée peircéenne a fini par révéler une richesse qui la rendent indispensable à une connaissance sérieuse de la sémiotique, même si elle reste encore largement ignorée en Europe. 
     Le signe selon Peirce est constitué par la relation de trois composantes que l'on peut rapprocher du modèle triadique (sans toutefois pouvoir les y assimiler complètement), et qui sont nommées representamen ou sign (pour le signifiant), object (pour le référent) et interpretant (pour le signifié).
     Peirce distingue un objet immédiat, c'est-à-dire un référent au sens strict, fixé, sans lequel le signe n'existerait pas, mais qui ne recouvre pas toutes les possibilités existantes et un objet dynamique, référent plus large, qui comprend ce que le signe ne peut pas directement exprimer, mais ne peut qu'indiquer, et que le récepteur doit interpréter grâce à son expérience.
     De même, il distingue un interprétant immédiat, c'est-à-dire un sens probable, susceptible de venir spontanément à l'esprit de n'importe quel récepteur qui connaît le code, un interprétant dynamique, le sens particulier formé dans l'esprit d'un récepteur particulier à chaque instance de réception (qui peut résulter en une action), et un interprétant final, sens sur lequel tous les récepteurs peuvent s'accorder, ou, si l'on peut dire, sens «correct» ou «autorisé».
     N. Houser propose de comprendre ce modèle avec un exemple médical:
1. un patient se présente chez le médecin avec de la fièvre et la gorge enflammée, symptômes qui constituent le signe (ou representamen).
2. Le médecin, connaissant un certain nombre de maladies qui provoquent ces symptômes, formule d'emblée un diagnostic: par ex., «c'est un rhume». Le rhume (maladie la plus facilement associée à ces symptômes) constitue l'objet immédiat, alors que le diagnostic lui-même constitue l' interprétant immédiat.
3. Le médecin donne alors une ordonnance («reposez-vous et buvez beaucoup») et un pronostic («Ça ira beaucoup mieux dans trois jours»), qui constituent l'interprétant dynamique. Dans ce cas, l'objet dynamique serait la maladie qui a véritablement causé les symptômes—qu'il s'agisse de celle diagnostiquée par le médecin ou d'une autre présentant les mêmes symptômes—tandis que l' interprétant final serait le diagnostic correct.


           Ce modèle comprend certains éléments manquants dans ceux que nous avons vu précédemment, et qui permettent de concevoir le processus de la sémiosis dans un cadre pragmatique et communicatif. La distinction entre l'immédiat et le dynamique permet de séparer ce qui est reconnu, décodé de façon mécanique, et l'interprétation effective par un récepteur; par exemple, la ou les définitions d'un mot telles qu'elles sont consignées dans un dictionnaire et le sens d'un mot en contexte.
     Il apparaît donc clairement que le signe n'a aucune immanence, mais existe uniquement parce qu'une sémiosis a lieu dans l'esprit d'un interprète (récepteur). De plus cet interprète n'est pas abstrait ou idéalisé, mais réagit au signe en fonction de son expérience personnelle (en fonction d'un interprétant dynamique), alors qu'il existe une réaction «moyenne» sanctionnée par la culture, l'interprétant final. Par «signe», on entend donc à la fois une potentialité signifiante et un acte interprétatif particulier.
     On peut ainsi saisir la nuance fondamentale entre dénotation, le sens qui est «dans» le signe, nécessairement invoqué par le signifiant, et la connotation, sens «hors» du signe, mais sanctionné par la culture (c'est-à-dire qui ne résulte pas d'une interprétation purement personnelle). Ainsi, la dénotation de «chômage» nous est donnée par la définition du dictionnaire («Arrêt de travail consécutif à un licenciement, etc.»), mais chez les Français de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, ce mot prend une connotation liéé à la prééminence du chômage en tant que problème social en France, les troubles psychologiques qu'il entraîne, la politique des divers gouvernements qui ont cherché à le réduire, etc. De même, depuis plusieurs siècles, «automne» se charge d'une connotation de 'tristesse' dans la poésie française—«Les sanglots longs des violons de l'automne / Blessent mon coeur d'une langueur monotone» (Verlaine)—alors que rien dans la définition du mot ne renvoie à la 'tristesse'.

Charles Sanders Peirce. Collected Papers. 8 vol. Cambridge, Harvard U.P., 1931-1958.
Writings of Charles S. Pierce: A Chronological Edition. Bloomington, Indiana U. P., 1982-1989.

Nathan Houser, «Toward a Piercean Semiotic Theory of Learning», The American Journal of Semiotics 5, 2 (1987), p. 251-274.

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