Les
théories de l'Américain Charles Sanders Peirce (prononcer
«peurse») ont souffert d'une trop grande fragmentation pour
avoir un impact immédiat. Reconstituée a posteriori
par d'autres chercheurs, la pensée peircéenne a fini par
révéler une richesse qui la rendent indispensable à une
connaissance sérieuse de la sémiotique, même si elle reste
encore largement ignorée en Europe.
Le signe selon Peirce est
constitué par la relation de trois composantes que l'on peut
rapprocher du modèle triadique (sans toutefois pouvoir les y
assimiler complètement), et qui sont nommées representamen
ou sign (pour le signifiant),
object (pour le référent) et interpretant
(pour le signifié).
Peirce distingue un objet
immédiat, c'est-à-dire un référent au sens strict,
fixé, sans lequel le signe n'existerait pas, mais qui ne
recouvre pas toutes les possibilités existantes et un objet
dynamique, référent plus large, qui comprend ce
que le signe ne peut pas directement exprimer, mais ne peut
qu'indiquer, et que le récepteur doit interpréter grâce à son
expérience.
De même, il distingue un interprétant
immédiat,
c'est-à-dire un sens probable, susceptible de venir
spontanément à l'esprit de n'importe quel récepteur qui
connaît le code, un interprétant
dynamique, le sens particulier formé dans
l'esprit d'un récepteur particulier à chaque instance de
réception (qui peut résulter en une action), et un interprétant
final, sens sur lequel tous les récepteurs
peuvent s'accorder, ou, si l'on peut dire, sens «correct» ou
«autorisé».
N. Houser propose de comprendre
ce modèle avec un exemple médical:
1.
un patient se présente chez le médecin avec de la fièvre et la
gorge enflammée, symptômes qui constituent le signe
(ou representamen).
2. Le médecin, connaissant un certain nombre de maladies qui
provoquent ces symptômes, formule d'emblée un diagnostic: par
ex., «c'est un rhume». Le rhume (maladie la plus facilement
associée à ces symptômes) constitue l'objet immédiat,
alors que le diagnostic lui-même constitue l' interprétant
immédiat.
3.
Le médecin donne alors une ordonnance («reposez-vous et buvez
beaucoup») et un pronostic («Ça ira beaucoup mieux dans trois
jours»), qui constituent l'interprétant
dynamique. Dans ce cas, l'objet dynamique
serait la maladie qui a véritablement causé les
symptômes—qu'il s'agisse de celle diagnostiquée par le médecin
ou d'une autre présentant les mêmes symptômes—tandis que l'
interprétant final
serait le diagnostic correct.
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Ce
modèle comprend certains éléments manquants dans ceux que nous
avons vu précédemment, et qui permettent de concevoir le
processus de la sémiosis dans un cadre pragmatique et
communicatif. La distinction entre l'immédiat et le dynamique
permet de séparer ce qui est reconnu, décodé de façon
mécanique, et l'interprétation effective par un récepteur; par
exemple, la ou les définitions d'un mot telles qu'elles sont
consignées dans un dictionnaire et le sens d'un mot en
contexte.
Il apparaît donc clairement que
le signe n'a aucune immanence, mais existe uniquement parce
qu'une sémiosis a lieu dans l'esprit d'un interprète
(récepteur). De plus cet interprète n'est pas abstrait ou
idéalisé, mais réagit au signe en fonction de son expérience
personnelle (en fonction d'un interprétant
dynamique), alors qu'il existe une réaction
«moyenne» sanctionnée par la culture, l'interprétant
final. Par «signe», on entend donc à la
fois une potentialité signifiante et un acte
interprétatif particulier.
On peut ainsi saisir la nuance
fondamentale entre dénotation, le sens qui est «dans»
le signe, nécessairement invoqué par le signifiant, et la connotation,
sens «hors» du signe, mais sanctionné par la culture
(c'est-à-dire qui ne résulte pas d'une interprétation purement
personnelle). Ainsi, la dénotation de «chômage» nous est
donnée par la définition du dictionnaire («Arrêt de travail
consécutif à un licenciement, etc.»), mais chez les Français
de la fin du XXe siècle et du début du XXIe,
ce mot prend une connotation liéé à la prééminence du chômage
en tant que problème social en France, les troubles
psychologiques qu'il entraîne, la politique des divers
gouvernements qui ont cherché à le réduire, etc. De même,
depuis plusieurs siècles, «automne» se charge d'une
connotation de 'tristesse' dans la poésie française—«Les
sanglots longs des violons de l'automne / Blessent mon coeur
d'une langueur monotone» (Verlaine)—alors que rien dans la
définition du mot ne renvoie à la 'tristesse'.
Charles
Sanders Peirce. Collected Papers. 8 vol. Cambridge,
Harvard U.P., 1931-1958.
Writings of Charles S. Pierce: A Chronological Edition.
Bloomington, Indiana U. P., 1982-1989.
Nathan
Houser, «Toward a Piercean Semiotic Theory of Learning», The
American Journal of Semiotics 5, 2 (1987), p. 251-274.
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