Introduction à la sémiotique


I.Du Système au signe:
Théories du signe (
1)(2)(3)(4)(5)
     © 2022 Dr. Guy Spielmann

5. L'élaboration du signifiant

A) symbole et icône

 (1)

(2)
      L'analyse du panneau (1) ci-contre nous permet de décomposer le signifiant en trois éléments: la forme triangulaire, la couleur rouge, et ce que nous pouvons décrire comme le dessin d'une silhouette de vache. [ Note ] Le signifié nous est donné par le titre du panneau, 'Danger: passage d'animaux domestiques'. Deux types de sémiosis coexistent ici, puisqu'il n'y a aucun rapport «naturel» entre la forme triangulaire ou la couleur rouge et la notion de 'danger', alors que le dessin de la silhouette ressemble à une vache, c'est-à-dire à un référent. [ Note ] Dans le premier cas (la forme triangulaire, la couleur rouge), où le rapport est arbitraire, on parlera de symbole (et de représentation symbolique) alors que dans le second, ou le rapport est motivé, on parlera d'icône (et de représentation iconique).

     Le panneau (2), en revanche, est purement symbolique, car le référent (la direction, le sens de la circulation), étant abstrait, n'est pas représentable icôniquement. Les deux flèches sont donc des signifiants symboliques qui renvoient au signifié 'direction'. [ Note ]


     L'iconicité n'est pas forcément visuelle: ainsi, les signifiants |chuchotte| et |râle| sont la représentation iconique des phénomènes vocaux auxquels ils font référence. Naturellement, cette ressemblance elle-même n'est pas objective, puisqu'elle varie selon la culture; l'exemple le plus classique est celui des cris d'animaux, exprimés différemment d'une langue à l'autre: le coq fait cock-a-doodle-doo en anglais, cocorico en français, kikiriki en allemand, etc.
     L'iconicité peut théoriquement relever de chacun des cinq sens. Les surfaces à gratter pour dégager une odeur dans les livres d'enfant (scratch and sniff) sont un exemple olfactif. Il s'agit bien d'un signe, puisque l'odeur vient d'un produit de synthèse, et que la reconnaissance des odeurs comporte elle aussi un élément culturel : par exemple, l'arôme de raisin (dans les bonbons, les boissons) en France est tout à fait différent de l'arôme de grape familier aux Américains. Le rapport entre l'arôme naturel et sa représentation synthétique passe donc par une image mentale qui est le produit d'une expérience et d'un apprentissage.
     Dire que la représentation du référent par le signifiant est motivée n'exclut donc pas l'arbitraire du rapport entre signifiant et signifié (la semiosis): l'utilisation du triangle rouge dans les panneaux de danger est motivée dans la mesure où le rouge est systématiquement utilisé pour signifier 'danger' (ou 'urgence') dans la plupart des cultures occidentales, mais ce rapport de signification en soi est arbitraire: le danger n'a pas de couleur.
     L'utilisation du triangle est encore plus restreinte, puisque de nombreux pays occidentaux l'ignorent. Nous avons donc dans le panneau (1) trois modes de représentation:

  • iconique pour la silhouette, identifiable par n'importe quel être humain ayant déjà vu une vache (ou une image de vache), et capable de saisir le rapport entre une silhouette noire et bi-dimensionnelle et un objet du monde en trois dimensions et en couleurs;
  • symbolique et motivée pour la couleur rouge, en vertu d'une association fréquente dans la culture occidentale entre cette couleur et l'idée de 'danger';
  • symbolique et arbitraire pour la forme triangulaire, qui (en France) ne renvoie à l'idée de 'danger' que sur les panneaux (et, par analogie, sur certaines étiquettes).

B) synecdoque et métonymie

       Si l'on continue l'analyse du signifiant iconique sur le panneau «Danger: passage d'animaux domestiques», on se rend compte que le rapport de signification est loin d'aller de soi. Puisque le triangle beige avec liseré rouge signifie 'danger', il reste une deuxième composante que l'on peut exprimer comme suit

-->  'passage d'animaux domestiques'

Laissons pour l'instant de côté le problème de 'passage' pour se pencher sur le rapport entre le dessin de la silhouette de vache et le signifié 'animaux domestique'. La première constatation, c'est que le signifié recouvre un ensemble d'animaux divers (vaches, bœufs, moutons, brebis, chèvres, canards, etc. qui ne sont pas représentés ici), dont la vache constitue un membre. En d'autres termes, un seul élément, un échantillon, est utilisé pour représenter l'ensemble («la partie pour le tout»): c'est ce qu'on appelle une synecdoque. Dans ce cas particulier, il s'agit même d'une double synecdoque, puisque la silhouette d'une vache particulière représente l'ensemble des vaches, qui représente à son tour l'ensemble des animaux domestiques.
    La synecdoque s'utilise fréquemment dans le langage, selon plusieurs formules:

  • le tout pour la partie:«Les Américains ne sont pas d'accord avec la politique agricole européenne» (certains Américains, ou le gouvernement américain)
  • la partie pour le tout: «Il y aura une place par tête» (= par personne)
  • le contenant pour le contenu: «Tu veux prendre un verre?» (on ne boit pas le verre, mais le liquide qu'il contient)

     Le panneau ci-dessous soulève un autre type de problème:


vent latéral

Le référent—le vent—n'est pas abstrait, mais totalement invisible et sans forme, et donc impossible à représenter visuellement. La solution retenue est de figurer une manche à air, qui flotte sous l'effet du vent. Bien que le signe semble iconique—le dessin ressemble à une manche à air—, le référent n'est pas une manche à air ni l'ensemble des manches à air, mais le vent. Ce signe relève d'un autre mode de la représentation par contiguïté ou association, la métonymie.
     Pour qu'une métonymie fonctionne, il faut que le rapport indirect entre le signifiant et le signifié puisse être saisi sans ambiguïté et sans difficulté, ce qui réclame généralement une sanction culturelle. Ainsi, aux U.S.A., on utilise souvent l'image d'une pomme pour signifier 'education', d'après l'ancienne coutume de rémunérer les enseignants en nature (la pomme fonctionnant par synecdoque comme signifiant de tout ce qu'on pouvait apporter au professeur, et le professeur signifiant métonymiquement l'éducation). Dans beaucoup d'autres pays, où cette association n'existe pas, ce signifiant serait inopérant.
      Un autre problème se pose du fait que les panneaux de ce système ne renvoient pas à une même réalité, nous l'avons vu, et qu'aucun signifiant n'exprime la notion de 'passage' de bestiaux ou de 'forte probabilité' de vent latéral. Ces notions, en effet, nécessitent de multiples débrayages: de lieu, de temps, de modalité. Le sens d'un panneau ne vaut que pour le lieu où il est placé, et reste lié au présent déclaratif: seule une logique indépendante du système permet de déduire que le pictogramme représentant une vache indique "l'éventualité du passage de bestiaux' tandis que la ligne ondulée indique la présence permanente d'un virage.
      Il n'est pourtant pas impossible d'imaginer un code qui apporterait de telles précisions: par exemple, le liseré rouge pourait être en pointillés pour indiquer que le caractère discontinu du passage de bestiaux; on pourrait ajouter une flèche sous le pictogramme pour indiquer 'passage de' plutôt que 'présence de'. On pourrait également nuancer la couleur rouge pour indiquer le caractère plus ou moins aléatoire du passage d'animaux, afin de distinguer les traversées régulières et prévisibles des bestiaux de celles, irrégulières et/oi imprévisibles des animaux sauvages.
     Pourquoi les inventeurs de ce système ont-ils choisi de ne pas exploiter de telles possibilités? Tout simplement parce que la signalisation routière a pour vocation de véhiculer des messages immédiatement compréhensibles par les conducteurs, et destinés à provoquer des réponses en nombre très limité: ralentir, s'arrêter, faire attention. Trop de précision dans le message non seulement ne servirait à rien, mais risquerait de nuire au bon fonctionnement de ce système—un conducteur passant trop de temps à examiner un panneau pour en saisir les nuances pourrait provoquer un accident.


C) La métaphore

     On appelle métaphore la substitution d'un signifiant A par un signifiant A' sur la base d'un rapport analogique de type « A est à X ce que A' est à Y » (A : X :: A' : Y). Par exemple on peut employer le mot «hiver» à la place du mot «vieillesse», parce que « hiver est à année ce que vieillesse est à vie » (=la phase finale). La métaphore fonctionnera d'autant mieux que X et Y sont des entités comparables, comme ici des grandeurs chronologiques.
     La métaphore dérive généralement d'une comparaison A est comme A' »), dont elle se distingue par l'absence du deuxième terme, qui reste implicite. Ainsi, dans la poésie classique, la comparaison de l'amour à la flamme (parce qu'il est vif, ardent, brûlant, etc.) débouche sur un emploi métaphorique: «J'ai pris ma vie en haine, et ma flamme en horreur» (Racine, Phèdre, I, 3).
     Lorsque l'emploi devient systématique, on parle de métaphore figée ou morte; le procédé permet alors de donner au mot un sens nouveau qui devient permanent, et qu'on appelle sens figuré—c'est le cas de «flamme».
     Ainsi, la métaphore n'est pas toujours analysable par une analogie directe. Par exemple, pour désigner quelque chose qui se réduit très vite, on dit aujourd'hui que c'est une «peau de chagrin»; le signifiant renvoie non pas à une quelconque propriété de la peau de chagrin (un type de cuir), mais à un roman d'Honoré de Balzac (1831)  qui porte ce titre, et où la diminution magique du morceau de peau signifie le peu de temps qu'il reste à vivre au héros. Cette allusion est sans doute inconnue à des milliers de locuteurs francophones, qui pourtant diront «Mon compte en banque est une peau de chagrin», pour signifier que le montant du compte diminue avec une rapidité inquiétante.
     Métaphore, métonymie et synecdoque comptent parmi les figures du discours les plus fréquentes, dans l'expression quotidienne et ordinaire autant que dans la littérature.


Haut