I. La Notion
de «niveau»
Lorsque nous enseignons, lorsque
nous planifions notre enseignement et lorsque nous y réfléchissons,
nous fonctionnons à des niveaux différents. Par
exemple, je peux avoir le choix des activités que je fais
faire à mes étudiants, mais pas forcément
celui du nombre d'heures que compte le cours, la taille de la
salle, les équipements dont je dispose. Tenter de motiver
les étudiants pour qu'ils continuent leurs études
en général ne relève pas du même niveau
que chercher à les motiver à apprendre une langue
seconde, ni, singulièrement, à apprendre le français.
Choisir le type de matériaux que j'utilise en classe de
français est une question d'un niveau manifestement différent
que celle qui consiste à choisir la classe elle-même,
sa situation, sa construction, etc.
Distinguons donc 6 niveaux qui s'imbriquent
l'un dans l'autre à la manière des poupées
russes: |
-
Le
niveau de l'EDUCATION C'est
le plus général, car l'éducation est
le fait de toute une société,
qui en délègue la responsabilité à
diverses instances ou institutions: l'État, un ministère,
un rectorat, un district scolaire, un établissement
— mais aussi la famille. En ce sens, l'éducation
est un phénomène toujours collectif, dont les
enjeux sont aussi financiers, logistiques, politiques et idéologiques;
c'est à ce niveau qu'on se posera par exemple la question
de l'égalité des chances dans une société,
ou celle des finalités — en opposant par exemple
éducation et formation.
-
Le
niveau de la PÉDAGOGIE C'est le
niveau de la relation entre l'enseignant et l'apprenant dans
un cadre institutionnel,
qui est à la fois celle du « maître »
à l'élève — relation fortement
asymétrique, donc — mais aussi celle d'un individu
à un autre. On peut dire que la pédagogie s'intéresse
à l'humain dans le système éducatif,
et qu'elle se rapproche par là de la psychologie. Surtout,
la pédagogie n'est pas tributaire des savoirs et des
domaines spécifiques (contrairement à la didactique),
mais traite de l'apprentissage en tant que tel.
-
Le
niveau de la DIDACTIQUE
C'est le niveau
de l'enseignement dans le cadre d'un programme
de cours, impliquant
des matières, des domaines, des disciplines particulières :
on parlera de « la didactique du FLE »,
de « la didactique des mathématiques ».
Contrairement à la pédagogie, la focalisation
porte ici sur le savoir ou les habiletés plutôt
que sur l'apprenant, même si la didactique se gardera
bien de faire abstraction de l'individu.
-
Le
niveau de l'APPROCHE
L'approche est une
des orientations possibles au sein d'une didactique donnée,
qui s'exprime par des principes généraux sur
le processus d'apprentissage, le rôle de l'enseignant
et de l'apprenant, la nature des activités
mises en œuvre et des matériaux pédagogiques
utilisés. Dans la didactique des langues étrangères
et secondes, par exemple, on peut distinguer entre autres
une approche communicative, une approche actionnelle, une
approche cognitive, une approche mécaniste/behaviouriste,
une approche « directe », etc.
-
Le
niveau de la MÉTHODE
La méthode
est la mise en œuvre concrète d'une approche (plusieurs
méthodes peuvent donc se réclamer d'une même
approche). Elle énonce de façon très
spécifique ce qui doit être fait par l'enseignant
et par l'élève, avec quels matériaux
précis : généralement, la méthode
se matérialise par un manuel
et du matériel pédagogique (cahiers d'exercice,
vidéos, etc.)..
-
Le
niveau de la TECHNIQUE
La technique est
une pratique d'enseignement, comme l'exercice structural,
le jeu de rôle, ou la Réponse Physique Totale
(TPR). Si chaque approche a souvent des techniques qui lui
sont propres, il est possible que l'emploi d'une technique
donnée ne reflète pas les orientations de l'approche
dont elle est issue: par exemple, toute activité
en petit groupe n'est pas forcément communicative,
ni même interactive.
-
La
dimension logistique trop
souvent négligée dans les formulations théoriques
ou méthodologiques est parfois déterminante :
la taille des locaux, les effectifs, les horaires de cours,
la disponibilité des ressources et des équipements
déterminent dans quelle mesure on peut effectivement
mettre en œuvre une approche, une méthode, une
pédagogie donnée.
HAUT
|
|
II. Pourquoi
distinguer ces niveaux?
Les
questions qui se posent à l'enseignant sont généralement
complexes dans le sens où elles touchent à des aspects
de l'action éducative qui n'impliquent pas les mêmes
acteurs, les mêmes centres décisionnels, les mêmes
enjeux. Résoudre ces questions ou, plus modestement, y
réfléchir de manière productive, exige d'avoir
saisi à quel(s) niveau(x) elles se situent, faute de quoi
on risque de commettre de sérieuses erreurs d'interprétation,
ou simplement de ne pas parvenir à envisager une solution
viable, avec à la clé de faux espoirs et de prévisibles
frustrations.
Ainsi, la didactique des langues
secondes et étrangères s'est focalisée presque
exclusivement sur le niveau de la méthode et de
la technique, alors que certains des problèmes qui
s'y posent relèvent de niveaux supérieurs :
par exemple, ce qu'on peut faire faire à des étudiants
dans une salle de classe est largement déterminé
par des normes culturelles et des préjugés sur le
language ou sur les langues (et même parfois sur des langues
particulières : le français est une « belle »
langue, mais « plus difficile » que l'espagnol).
Les activités communicatives
les plus fréquemment employées dans les cursus occidentaux
présupposent l'existence de normes communicatives où
les interloctureurs sont a priori tous égaux,
ce qui n'est pas vrai dans toutes les cultures, etc.
HAUT
III.
La hiérarchisation épistémologique :
fin, finalité, buts
|
Il
faut tout d'abord tenir compte d'une hiérarchie
des finalités de l'éducation, puisque
chaque activité
de classe, chaque acte pédagogique n'existe
qu'en fonction de buts à plus ou moins court
terme, et dont l'enseignant est plus ou moins conscient.
Au sommet de la pyramide des finalités
se trouve la fin (au singulier) de l'éducation,
que l'on peut exprimer comme « l'amélioration
de l'humanité », et qui n'est jamais
atteint.
A un niveau de plus grande précision se
trouvent les finalités de la pédagogie,
qui, elles, sont plurielles car elles peuvent varier
d'une culture à une autre ; pour nous, il
s'agirait par exemple de l'élimination du racisme
et des fractures sociales, de la formation de citoyens
responsables et productifs, etc.
|
Ces
finalités ne sont réalisables que sur le
(très) long terme — sur une génération
ou une classe d'âge, par exemple —, mais
elles influencent néanmoins l'orientation des programmes
scolaires et universitaires.
Plus concrètement encore, tout
programme didactique (cours, cursus, formation diplômante)
se donne des buts, dont on pourra se rendre compte
à court ou moyen terme — un semestre, une
ou plusieurs années — s'ils ont été
atteints ou non. Les objectifs
sont en revanche vérifiables à très
court terme, généralement grâce à
un protocole d'évaluation (test, examen, projet
de recherche, mémoire). |
HAUT
IV.
La Cohérence verticale
Tout programme didactique cohérent
non seulement se doit d'avoir des objectifs précis, mais
une articulation verticale entre la philosophie de l'institution
et/ou de l'enseignant — exprimés dans certaines finalités
—, les buts, les objectifs, et enfin les activités
qui doivent mener à l'accomplissement de ces objectifs.
On peut donner un exemple de cette
structure pyramidale déjà évoquée
comme suit à partir d'un cas très précis,
l'utilisation dans un cours de francais « avancé »
du conte L'Os de l'écrivain sénégalais
Birago Diop. Si, à un niveau strictement pragmatique, travailler
sur ce texte va aider les étudiants à apprendre
du vocabulaire,
des structures linguistiques (la « grammaire »),
un contenu ethnographique et géographique, le fonctionnement
d'une forme littéraire (le conte), rien de tout ceci ne
constitue une finalité en soi, car il faudra encore se
demander « pourquoi apprennent-ils ce vocabulaire,
ces structures linguistiques, ce contenu, etc.? ».
La réponse (ou les réponses) dépassent le
cadre de la classe, de la matière enseignée, et
atteint à la raison d'être de l'enseignement ;
comme le dit Reboul, « Que faut-il enseigner ? »
nous renvoie toujours à une interrogation plus fondamentale,
« Pourquoi enseigner ? ».
On
voit ici que le descriptif à chaque niveau devient progressivement
plus spécifique, jusqu'aux activités particulières
dont le cours est composé : dans ce cas, lire le
texte et relever le vocabulaire propre au milieu socio-culturel
(à la fois ouest-africain et musulman) ; expliquer
le contexte de l'incident (la sècheresse, le sacrifice
du bœuf) ; justifier la conduite du héros,
de sa femme et de son frère de case selon la logique
des rapports sociaux dans une société villageoise
traditionnelle ; expliquer pourquoi ce conte est humoristique,
etc.
Ces activités peuvent se conduire
selon des méthodes et des techniques variées :
par l'illustration, par le jeu de rôle, par une enquête...;
ils peuvent se faire en groupe ou individuellement, et éventuellement
à l'aide de ressources documentaires
diverses (images, film, musique) qui viennent compléter
le texte proprement dit. Elles vont mettre en œuvre un
certain nombre de compétences et d'habiletés communicatives
et linguistiques sur lesquelles l'enseignant mettra plus ou
moins l'accent.
On
constate sur le schéma ci-dessus que la distance est
grande entre le but, les finalités, et le travail fait
en classe ; il faut justement remarquer que la promotion
des finalités ne se fait pas seulement de manière
explicite, en expliquant par exemple aux étudiants que
le racisme et l'intolérance sont néfastes, ou
bien en les faisant travailler sur un texte dont le but est
justement de démontrer ou illustrer les méfaits
du racisme et de l'intolérance (par exemple, Les Damnés
de la terre de Franz Fanon). Il s'agit ici d'exposer les
élèves à une autre culture, et de les sensibiliser
à sa spécificité, qu'il devront apprendre
à saisir sans la comparer avec leur propre culture. C'est
en effectuant ce travail qu'ils arriveront à approcher
les cultures autres sans les juger, premier pas vers la tolérance.
D'autre part, « améliorer
l'humanité » peut s'interpréter de
diverses manière, car chaque société, chaque
culture tend à promouvoir des finalités qui lui
sont propres: certaines poussent l'apprenant à remettre
en cause le système où se fait l'apprentissage
pour faire de lui un esprit indépendant ; d'autres,
beaucoup plus nombreuses, visent à la reproduction,
c'est-à-dire à former des élèves
qui poursuivent et pérennisent la voie tracée
par leurs maîtres. Ce genre de finalité a subi
de sérieuses critiques en ce qu'il s'accompagne d'une
reproduction sociale qui, plus ou moins subrepticement, conduit
chaque élève à « rester à
sa place », celle du milieu socio-économique
d'où il est issu. Dans les pays les plus développés,
les systèmes éducatifs en France (avec les grandes
écoles) et en Grande-Bretagne (avec Cambridge et Oxford)
offrent de flagrants exemples de reproduction sociale à
peine déguisée.
L'enseignant peut se sentir dépassé
par des enjeux qui engagent toute une société
ou tout un pays, et ne se croire qu'un agent impuissant de forces
impossibles à contrôler au niveau de sa salle de
classe. En fait, le problème se situe justement dans
l'acceptation par chacun du système tel qu'il est, et
de la formation qu'on y a soi-même reçu.
HAUT
V.
Hétérogénéité des finalités
Les finalités d'un programme d'apprentissage
son rarement homogènes, car elles répondent à
des priorités, des intérêts, des parti-pris
issus d'au moins cinq sphères qui s'intersectent sans se
confondre tout à fait :
• Finalités individuelles :
celles que l'apprenant lui-même se fixe
• Finalités
sociales : celles qui sont imposées/suggérées/préconisées
par le groupe social (famille, classe, nation) auquel l'apprenant
appartient
• Finalités institutionnelles :
le cas échéant, finalités fixées par
un système éducatif où se déroule
l'apprentissage
• Finalités professionnelles :
le cas échéant, finalités fixées par
les spécialistes, les experts dans une matière donnée,
qui se reflètent dans les matériaux pédagogiques
disponibles
• Finalités
commerciales :
le cas échéant, finalités fixées par
les organismes à but lucratif qui commercialisent des programmes
d'apprentissage (« séjours linguistiques »,
« méthodes » pour l'auto-apprentissage),
des manuels et des matériaux pédagogiques.
Il
n'est pas rare que ces finalités diverses soient en fait
incompatibles, ce qui se traduit soit par une certaine incohérence
pédagogique, soit par des choix méthodologiques
ou logistiques qui ne correspondent pas aux orientations pédagogiques
dont on se réclame. Par exemple, un district scolaire ou
un établissement adopte le manuel M non pas parce que les
enseignants le jugent le mieux adapté à leur programme,
mais parce que l'éditeur a consenti un tarif préférentiel.
VI.
Activités d'application
Étudiez les documents suivants:
- la brochure ou les pages Internet
de présentation d'une institution où le FLE est
enseigné (par ex.: L'Alliance Française)
- la brochure ou les pages Internet
de présentation d'un manuel de FLE
- la brochure ou les pages Internet
de présentation d'une méthode commerciale de FLE
(par ex.: Rosetta Stone, Plimseur)
- les pages Internet de présentation
d'un cours spécifique de FLE
— Indique-t-on
explicitement ou implicitement les buts et les objectifs recherchés,
les approches et méthodes utilisés ? Définit-on
les termes et les concepts fondamentaux ? Qu'est-ce qui semble
particulièrement précis, et particulièrement
flou ? Qu'est-ce qui manque ?
— La cohérence verticale vous semble-t-elle assurée
entre les buts et les objectifs recherchés, les approches
et méthodes utilisés ?
HAUT
|
|