L'existence d'objectifs
multiples n'a pas forcément de contrepartie évidente
dans la structuration du « cours de langue »
sur la durée d'une année, d'un semestre, ou au jour
le jour. Par défaut — et parce que traditionnellement
« la langue » s'assimile au code et l'objectif
principal à la compétence
linguistique — la structure retenue repose le plus souvent
sur une progression à la fois morpho-syntaxique
et lexicale et des
objectifs de contenu et de procédure. Plus récemment,
les objectifs de compétence, souvent présentés
comme des fonctions
communicatives (« se présenter »,
« suggérer une activité »)
ou des types de tâche à accomplir, dans une approche
actionelle (task based), sont venus s'ajouter aux objectifs
de contenu et de procédure langagiers, sans toujours les
remplacer. Surtout, la progression est indexée sur une
échelle du plus simple au plus complexe, qui n'est pas
sans poser nombre de problèmes.
Les choix qui en résultent
sont révélateurs de croyances, d'idées reçues
sur le langage et son apprentissage. Il y a plusieurs décennies,
certains cours s'articulaient sur la structure syntaxique de la
« phrase simple » — notion déjà
très chargée idéologiquement! —,
c'est-à-dire sur une séquence Sujet-Verbe-Complément
(« La jeune fille mange une pomme »), si
bien qu'on étudiait d'abord les déterminants (les
articles surtout), puis les adjectifs et les noms avant de passer
au verbe, etc... Si une telle approche a disparu, son esprit subsiste
par exemple dans l'habitude quasi universelle de prioritiser l'introduction
des modes et temps verbaux réputés « simples »
ou « fondamentaux », en vertu de quoi les
étudiants sont par exemple exposés aux temps du
passé de l'indicatif plusieurs mois après ceux du
présent. Quant au subjonctif, réputé ardu,
il est relégué en fin de programme ou réservé
aux niveaux supérieurs. Le problème, c'est que le
subjonctif n'est pas intrinsèquement plus ardu que l'indicatif,
et que si certaines formes du subjonctif sont effectivement rares
statistiquement (encore faudrait-il distinguer oral et écrit),
d'autres sont au contraires fréquentes, par exemple après
«il faut que...».
Dans une deuxième phase historique,
les didacticiens se sont demandés si l'on pouvait structurer
l'apprentissage en fonction des formes les plus fréquentes.
Le « français fondamental » et le basic
English ont été mis au point dans les années
soixante sous formes de liste de vocabulaire (substantifs, adjectifs,
verbes, prépositions, etc.) dont l'aspecct problématique
tient à l'absence de contexte; car si l'on peut déterminer
à partir d'un vaste corpus d'occurrences diverses les mots
statistiquement les plus utilisés, il n'existe pas en
réalité d'apprentissage linguistique générique,
contrirement à ce que semble présumer l'échelle
de compétence de l'ACTFL.
On apprend toujours une langue pour l'utiliser dans des contextes
particuliers, à commencer par celui... des cours de langue.
En comparant les manuels
qui se publient aujourd'hui et ceux d'autrefois, on constate des
changements quant à la destination (plus ou moins explicite)
de l'apprentissage par rapport à perspective cognitive
et humaniste qui régnait jusqu'aux années 1970:
l'orientation très « touristique »
qui domine actuellement aux U. S. A. révèle l'attente
que les étudiants se rendront (ou aimeraient se rendre...)
dans un pays francophone pour un séjour court ou de moyenne
longueur, comme le semestre à l'étranger des universités,
ou les voyages accompagnés des lycées. Il est clair
en tout cas que les enseignants qui réclament des manuels
« pratiques » truffés de « notes
culturelles » sur la vie quotidienne pensent à
ce genre de séjour semi-touristique très « protégé »,
et non à une installation à long ou moyen terme
en immersion fonctionnelle
complète, éventuellement pour exercer une activité
professionnelle. Non que cette possibilité ne soit jamais
prise en compte — la popularité des cours de
« langue de spécialité » en
fait foi —, mais elle semble exclue par principe de
l'apprentissage initial, un peu comme l'est aussi l'apprentissage
de contenu. Il en résulte une variété de
langue tout à fait artificielle qui n'a cours que dans
un cadre académique et se révèle inadaptée
dès que l'apprenant se trouve confronté à
une situation réelle de communication autre que celles
qui sont envisagées sur le mode « touristique ».
Le principe fondateur du Cadre Européen Commun de Référence
pour les Langues (CECRL),
en revanche, repose sur l'idée de tâche à
accomplir en collaboration avec un locuteur natif
Un dernier facteur dont il a été
tenu compte est l'existence putative d'un « ordre d'aquisition »
qui dicterait une « approche naturelle »
(par exemple la Natural Approach de Terrel et Krashen).
Or, le moins qu'on puisse dire, c'est que cette hypothèse
reste invérifiée, et sans doute invérifiable,
pour plusieurs raisons. On doit d'abord douter que tout être
humain apprenne sa langue maternelle selon une progression commune
à l'espèce dans son ensemble; il suffit d'observer
plusieurs bébés autour de soi pour constater immédiatement
les divergences au-delà de certaines similitudes comme
la production de mots isolés précédant celle
de syntagmes, puis de phrases. Ces différences, d'abord
imputables au contexte de l'acquisition, sont d'autant plus grandes
dans l'apprentissage d'une langue seconde où entrent en
jeu la qualité de l'environnement
pédagogique, mais aussi les interférences avec la
L1.
On conçoit qu'un locuteur
d'une langue comme l'anglais, où le genre n'existe pas,
aura de plus grandes difficultés à acquérir
la différence masculin/féminin en français
qu'un locuteur de l'italien, de l'espagnol, de l'allemand; qu'un
locuteur d'une langue infléchie comme l'allemand (où
les déterminants, les adjectifs et certains noms portent
la marque d'un cas, nominatif, accusatif, génitif, datif)
aura plus de facilité avec une autre langue de même
type, comme le russe, que le locuteur d'une langue sans inflexion.
De tout ceci, on peut conclure que
l'hypothèse d'un « ordre d'apprentissage »
des structures morpho-syntaxiques, même si elle se vérifiait,
n'aurait d'implications didactiques que dans la mesure où
tous les apprenants d'un groupe se trouvent dans une situation
d'apprentissage identique, ce qui est rarement le cas, même
s'ils sont dans une même classe (leur vécu, leurs
expériences d'apprentissages ultérieures étant
rarement identiques en tous points).
Une deuxième objection, beaucoup
plus grave, c'est que ce présumé « ordre
d'aquisition » se réduit en fait aux structures
morpho-syntaxiques, ce qu'on appelle familièrement « la
grammaire », qui ne constitue
qu'une une des composantes de la compétence
communicative; articuler un programme d'enseignement sur cette
seule progression revient donc à rejeter au second plan
toutes les autres composantes, socio-culturelles et stratégiques
notamment, alors que celles-ci sont cruciales dans certaines situations.
On se rend néanmoins compte, dès
que l'on tente de structurer un programme sur sutre chose qu'une
progression morpho-systaxique et lexicale artificielle, que l'entreprise
exige d'abord qu'on fixe une finalité bien définie
qui ne peut pas être simplement « apprendre le
français » mais « acquérir
une compétence communicative en français en vue
d'accomplir certaines tâches très spécifiques ».
Le « français pour le tourisme »
impliquerait ainsi des priorités — et donc une
structure —toutes autres que le « français
pour l'immigration », et ce dès le début
du programme d'enseignement. Cette question rejoint celle de l'existence
d'une langue générique (français fondamental,
basic English) et de son utilité.
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Établir
une structure de cours qui puisse correspondre effectivement au
but d'« apprendre à communiquer »
est donc un exercice complexe qui demande d'avoir bien réfléchi
à la finalité du cours de langue. Commençons
par abandonner le principe du « français générique »
qui ne renvoie à aucun contexte communicatif réel
pour justement aborder la question à partir de ce que
l'on veut que l'apprenant arrive à faire, et dans quelles
circonstances.
Ces circonstances potentiellement
innombrables, ramenons-les à un nombre limité de
situations communicatives à haute fréquence en mettant
l'accent sur les tâches communicatives que l'apprenant est
censé y acccomplir, et non pas, comme c'est le plus souvent
le cas, sur le matériau linguistique mis à contribution.
Ainsi, beaucoup de manuels commencent par introduire toutes sortes
d'adjectifs descriptifs sans avoir clairement établi pourquoi
l'on veut que les étudiants fassent des descriptions. Deux
questions se posent immédiatement: 1) dans quelle(s) situation(s)
communicative(s) est-on amené à faire des descriptions
et 2) pourquoi ces situations sont-elles prioritaires dans l'apprentissage?
Naturellement, les réponses
dépendront de ce à quoi l'apprentissage est destiné;
mais la véritable raison qui pousse les auteurs de manuels
à commencer par les descriptions, c'est qu'elles sont un
moyen commode d'utiliser un matériau inguistique réputé
« simple », comme les adjectifs qualificatifs
et le verbe être. Il n'est d'ailleurs pas impossible de
justifier les descriptions, qui ont leur utilité; mais
encore faudrait-il définir leur rôle fonctionnel
dans le cadre d'une interaction de haute fréquence dont
on a de bonnes raisons de croire que l'apprenant va rapidement
les rencontrer...
Sans entrer dans un trop grand détail,
spécifions donc tout de suite un modus operandi
qui permet de résoudre de façon préliminaire
la question de la structure générale. Il importe
surtout de respecter un sens qui va de l'unité la plus
large vers la plus restreinte, c'est-à-dire d'un contenu
thématique correspondant à un type de situation
communicative où l'on pense que l'apprenant va devoir évoluer,
vers le matériau proprement linguistique qui sera mis en
oeuvre. Entre les deux, on précisera quelles sont les fonctions
communicatives qu'on doit activer, qui correspondent à
certaines tâches à accomplir; il est entendu que
certaines tâches pourront être menées à
bien avec un minimum de matériau linguistique, mais solliciteront
surtout des compétences stratégiques ou socio-culturelles.
On prendra garde de ne pas ramener les fonctions à des
structures grammaticales: par exemple, « formuler une
requête » peut s'accomplir
- de façon purement gestuelle,
par exemple, dans un restaurant, en saisissant le dossier d'une
chaise et en regardant la personne assise à côté
tout en soulevant les sourcils;
- par divers types de questions,
à divers niveaux de langue: « Je peux? «,
« Est-ce que cette chaise est libre? »,
« La chaise, là, elle est libre? »,
« Pourrais-je emprunter cette chaise, s'il vous plait? »,
etc.
- par une affirmation: « J'aurais
besoin de cette chaise, si cela ne vous dérange pas.»
D'un
point de vue pragmatique, aucune de ces solutions n'est intrinsèquement
meilleure; il faut apprendre à « lire »
une situation sur le plan socioculturel, choisir la stratégie
la mieux adoptée, et puiser dans un répertoire lexical
et morpho-syntaxique les éléments qui permettront
de la mener à bien. Dans l'apprentissage qui se fonde sur
une « langue générique » artificielle,
on tend toujours à préconiser par defaut une solution
impliquant un niveau normal (ni soutenu, ni familier), et une
syntaxe bien construite (c'est le syndrome de la «phrase
complète»), qui sont loin d'être les plus appropriés.
Un enseignement communicatif viserait au contraire à donner
à l'apprenant, pour chaque tâche, une palette de
solutions adaptées à un contexte bien défini:
formuler une requête dans un bureau de l'administration
ne se fait généralement pas de la même manière
que d'inviter quelqu'un à dîner, ou que de demander
à un voisin malappris de faire moins de bruit le soir.
L'emploi de documents authentiques
aide à donner à certaines de ces situations simulées
en classe une plus grande authenticité: par certains aspects,
ils facilitent la tâche, par exemple en donnant le vocabulaire
dont on a besoin, alors que par d'autres aspects ils la compliquent
en imposant des contraintes qui n'existeraient pas si l'on faisait
l'activité dans l'abstrait. Une tâche aussi simple
apparemment que « commander une pizza »,
se complique lorsqu'il faut tenir compte des spécifités
culturelles reflétées dans un menu, qu'il s'agisse
d'identifier les ingrédients, de concevoir les tailles
et les volumes, ou de comprendre qu'une pizza composée
sur mesure constitue l'exception et non la norme. Quoi qu'il en
soit, le document authentique a pour vertu d'«ancrer»
l'activité dans un contexte culturel défini et de
faire comprendre aux apprenants qu'ils doivent parvenir à
fonctionner dans un environnement où il n'ont pas accès
à tout le sens.
Le schéma ci-dessous résume
la modélisation qu'il faut garder à l'esprit lorsqu'on
établit la structure d'u cours, allant d'une tâche
à accomplir vers les fonctions communicatives qui doivent
être sollicitées et enfin les structures morpho-syntactiques
et le vocabulaire:
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