LA STRUCTURE DU COURS

Dernière mise à jour: 2 septembre 2013
© 2013 Guy Spielmann


     L'existence d'objectifs multiples n'a pas forcément de contrepartie évidente dans la structuration du « cours de langue » sur la durée d'une année, d'un semestre, ou au jour le jour. Par défaut — et parce que traditionnellement « la langue » s'assimile au code et l'objectif principal à la compétence linguistique — la structure retenue repose le plus souvent sur une progression à la fois morpho-syntaxique et lexicale et des objectifs de contenu et de procédure. Plus récemment, les objectifs de compétence, souvent présentés comme des fonctions communicatives (« se présenter », « suggérer une activité ») ou des types de tâche à accomplir, dans une approche actionelle (task based), sont venus s'ajouter aux objectifs de contenu et de procédure langagiers, sans toujours les remplacer. Surtout, la progression est indexée sur une échelle du plus simple au plus complexe, qui n'est pas sans poser nombre de problèmes.
     Les choix qui en résultent sont révélateurs de croyances, d'idées reçues sur le langage et son apprentissage. Il y a plusieurs décennies, certains cours s'articulaient sur la structure syntaxique de la « phrase simple » — notion déjà très chargée idéologiquement! —, c'est-à-dire sur une séquence Sujet-Verbe-Complément (« La jeune fille mange une pomme »), si bien qu'on étudiait d'abord les déterminants (les articles surtout), puis les adjectifs et les noms avant de passer au verbe, etc... Si une telle approche a disparu, son esprit subsiste par exemple dans l'habitude quasi universelle de prioritiser l'introduction des modes et temps verbaux réputés « simples » ou « fondamentaux », en vertu de quoi les étudiants sont par exemple exposés aux temps du passé de l'indicatif plusieurs mois après ceux du présent. Quant au subjonctif, réputé ardu, il est relégué en fin de programme ou réservé aux niveaux supérieurs. Le problème, c'est que le subjonctif n'est pas intrinsèquement plus ardu que l'indicatif, et que si certaines formes du subjonctif sont effectivement rares statistiquement (encore faudrait-il distinguer oral et écrit), d'autres sont au contraires fréquentes, par exemple après «il faut que...».
     Dans une deuxième phase historique, les didacticiens se sont demandés si l'on pouvait structurer l'apprentissage en fonction des formes les plus fréquentes. Le « français fondamental » et le basic English ont été mis au point dans les années soixante sous formes de liste de vocabulaire (substantifs, adjectifs, verbes, prépositions, etc.) dont l'aspecct problématique tient à l'absence de contexte; car si l'on peut déterminer à partir d'un vaste corpus d'occurrences diverses les mots statistiquement les plus utilisés, il n'existe pas en réalité d'apprentissage linguistique générique, contrirement à ce que semble présumer l'échelle de compétence de l'ACTFL. On apprend toujours une langue pour l'utiliser dans des contextes particuliers, à commencer par celui... des cours de langue.
     En comparant les manuels qui se publient aujourd'hui et ceux d'autrefois, on constate des changements quant à la destination (plus ou moins explicite) de l'apprentissage par rapport à perspective cognitive et humaniste qui régnait jusqu'aux années 1970: l'orientation très « touristique » qui domine actuellement aux U. S. A. révèle l'attente que les étudiants se rendront (ou aimeraient se rendre...) dans un pays francophone pour un séjour court ou de moyenne longueur, comme le semestre à l'étranger des universités, ou les voyages accompagnés des lycées. Il est clair en tout cas que les enseignants qui réclament des manuels « pratiques » truffés de « notes culturelles » sur la vie quotidienne pensent à ce genre de séjour semi-touristique très « protégé », et non à une installation à long ou moyen terme en immersion fonctionnelle complète, éventuellement pour exercer une activité professionnelle. Non que cette possibilité ne soit jamais prise en compte — la popularité des cours de « langue de spécialité » en fait foi —, mais elle semble exclue par principe de l'apprentissage initial, un peu comme l'est aussi l'apprentissage de contenu. Il en résulte une variété de langue tout à fait artificielle qui n'a cours que dans un cadre académique et se révèle inadaptée dès que l'apprenant se trouve confronté à une situation réelle de communication autre que celles qui sont envisagées sur le mode « touristique ». Le principe fondateur du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), en revanche, repose sur l'idée de tâche à accomplir en collaboration avec un locuteur natif
     Un dernier facteur dont il a été tenu compte est l'existence putative d'un « ordre d'aquisition » qui dicterait une « approche naturelle » (par exemple la Natural Approach de Terrel et Krashen). Or, le moins qu'on puisse dire, c'est que cette hypothèse reste invérifiée, et sans doute invérifiable, pour plusieurs raisons. On doit d'abord douter que tout être humain apprenne sa langue maternelle selon une progression commune à l'espèce dans son ensemble; il suffit d'observer plusieurs bébés autour de soi pour constater immédiatement les divergences au-delà de certaines similitudes comme la production de mots isolés précédant celle de syntagmes, puis de phrases. Ces différences, d'abord imputables au contexte de l'acquisition, sont d'autant plus grandes dans l'apprentissage d'une langue seconde où entrent en jeu la qualité de l'environnement pédagogique, mais aussi les interférences avec la L1.
     On conçoit qu'un locuteur d'une langue comme l'anglais, où le genre n'existe pas, aura de plus grandes difficultés à acquérir la différence masculin/féminin en français qu'un locuteur de l'italien, de l'espagnol, de l'allemand; qu'un locuteur d'une langue infléchie comme l'allemand (où les déterminants, les adjectifs et certains noms portent la marque d'un cas, nominatif, accusatif, génitif, datif) aura plus de facilité avec une autre langue de même type, comme le russe, que le locuteur d'une langue sans inflexion.
     De tout ceci, on peut conclure que l'hypothèse d'un « ordre d'apprentissage » des structures morpho-syntaxiques, même si elle se vérifiait, n'aurait d'implications didactiques que dans la mesure où tous les apprenants d'un groupe se trouvent dans une situation d'apprentissage identique, ce qui est rarement le cas, même s'ils sont dans une même classe (leur vécu, leurs expériences d'apprentissages ultérieures étant rarement identiques en tous points).
     Une deuxième objection, beaucoup plus grave, c'est que ce présumé « ordre d'aquisition » se réduit en fait aux structures morpho-syntaxiques, ce qu'on appelle familièrement « la grammaire », qui ne constitue qu'une une des composantes de la compétence communicative; articuler un programme d'enseignement sur cette seule progression revient donc à rejeter au second plan toutes les autres composantes, socio-culturelles et stratégiques notamment, alors que celles-ci sont cruciales dans certaines situations.
    On se rend néanmoins compte, dès que l'on tente de structurer un programme sur sutre chose qu'une progression morpho-systaxique et lexicale artificielle, que l'entreprise exige d'abord qu'on fixe une finalité bien définie qui ne peut pas être simplement « apprendre le français » mais « acquérir une compétence communicative en français en vue d'accomplir certaines tâches très spécifiques ». Le « français pour le tourisme » impliquerait ainsi des priorités — et donc une structure —toutes autres que le « français pour l'immigration », et ce dès le début du programme d'enseignement. Cette question rejoint celle de l'existence d'une langue générique (français fondamental, basic English) et de son utilité.

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     Établir une structure de cours qui puisse correspondre effectivement au but d'« apprendre à communiquer » est donc un exercice complexe qui demande d'avoir bien réfléchi à la finalité du cours de langue. Commençons par abandonner le principe du « français générique » qui ne renvoie à aucun contexte communicatif réel pour justement aborder la question à partir de ce que l'on veut que l'apprenant arrive à faire, et dans quelles circonstances.
     Ces circonstances potentiellement innombrables, ramenons-les à un nombre limité de situations communicatives à haute fréquence en mettant l'accent sur les tâches communicatives que l'apprenant est censé y acccomplir, et non pas, comme c'est le plus souvent le cas, sur le matériau linguistique mis à contribution. Ainsi, beaucoup de manuels commencent par introduire toutes sortes d'adjectifs descriptifs sans avoir clairement établi pourquoi l'on veut que les étudiants fassent des descriptions. Deux questions se posent immédiatement: 1) dans quelle(s) situation(s) communicative(s) est-on amené à faire des descriptions et 2) pourquoi ces situations sont-elles prioritaires dans l'apprentissage?
      Naturellement, les réponses dépendront de ce à quoi l'apprentissage est destiné; mais la véritable raison qui pousse les auteurs de manuels à commencer par les descriptions, c'est qu'elles sont un moyen commode d'utiliser un matériau inguistique réputé « simple », comme les adjectifs qualificatifs et le verbe être. Il n'est d'ailleurs pas impossible de justifier les descriptions, qui ont leur utilité; mais encore faudrait-il définir leur rôle fonctionnel dans le cadre d'une interaction de haute fréquence dont on a de bonnes raisons de croire que l'apprenant va rapidement les rencontrer...
     Sans entrer dans un trop grand détail, spécifions donc tout de suite un modus operandi qui permet de résoudre de façon préliminaire la question de la structure générale. Il importe surtout de respecter un sens qui va de l'unité la plus large vers la plus restreinte, c'est-à-dire d'un contenu thématique correspondant à un type de situation communicative où l'on pense que l'apprenant va devoir évoluer, vers le matériau proprement linguistique qui sera mis en oeuvre. Entre les deux, on précisera quelles sont les fonctions communicatives qu'on doit activer, qui correspondent à certaines tâches à accomplir; il est entendu que certaines tâches pourront être menées à bien avec un minimum de matériau linguistique, mais solliciteront surtout des compétences stratégiques ou socio-culturelles. On prendra garde de ne pas ramener les fonctions à des structures grammaticales: par exemple, « formuler une requête » peut s'accomplir

  • de façon purement gestuelle, par exemple, dans un restaurant, en saisissant le dossier d'une chaise et en regardant la personne assise à côté tout en soulevant les sourcils;
  • par divers types de questions, à divers niveaux de langue: « Je peux? «, « Est-ce que cette chaise est libre? », « La chaise, là, elle est libre? », « Pourrais-je emprunter cette chaise, s'il vous plait? », etc.
  • par une affirmation: « J'aurais besoin de cette chaise, si cela ne vous dérange pas.»

    D'un point de vue pragmatique, aucune de ces solutions n'est intrinsèquement meilleure; il faut apprendre à « lire » une situation sur le plan socioculturel, choisir la stratégie la mieux adoptée, et puiser dans un répertoire lexical et morpho-syntaxique les éléments qui permettront de la mener à bien. Dans l'apprentissage qui se fonde sur une « langue générique » artificielle, on tend toujours à préconiser par defaut une solution impliquant un niveau normal (ni soutenu, ni familier), et une syntaxe bien construite (c'est le syndrome de la «phrase complète»), qui sont loin d'être les plus appropriés. Un enseignement communicatif viserait au contraire à donner à l'apprenant, pour chaque tâche, une palette de solutions adaptées à un contexte bien défini: formuler une requête dans un bureau de l'administration ne se fait généralement pas de la même manière que d'inviter quelqu'un à dîner, ou que de demander à un voisin malappris de faire moins de bruit le soir.
     L'emploi de documents authentiques aide à donner à certaines de ces situations simulées en classe une plus grande authenticité: par certains aspects, ils facilitent la tâche, par exemple en donnant le vocabulaire dont on a besoin, alors que par d'autres aspects ils la compliquent en imposant des contraintes qui n'existeraient pas si l'on faisait l'activité dans l'abstrait. Une tâche aussi simple apparemment que « commander une pizza », se complique lorsqu'il faut tenir compte des spécifités culturelles reflétées dans un menu, qu'il s'agisse d'identifier les ingrédients, de concevoir les tailles et les volumes, ou de comprendre qu'une pizza composée sur mesure constitue l'exception et non la norme. Quoi qu'il en soit, le document authentique a pour vertu d'«ancrer» l'activité dans un contexte culturel défini et de faire comprendre aux apprenants qu'ils doivent parvenir à fonctionner dans un environnement où il n'ont pas accès à tout le sens.
     Le schéma ci-dessous résume la modélisation qu'il faut garder à l'esprit lorsqu'on établit la structure d'u cours, allant d'une tâche à accomplir vers les fonctions communicatives qui doivent être sollicitées et enfin les structures morpho-syntactiques et le vocabulaire:

 

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